LES ANGES DE MINUIT (2, 3 ou 4 personnages)
Que devenons-nous quand le temps ne fait rien pour réunir deux personnes qui s'aiment ?L'un est-il venu trop tôt ? L'autre est-il arrivé trop tard ? Existe-t'il une magie qui permette d'aller à la rencontre de la jeunesse d'un vieillard en qui une jeune fille a reconnu l'amour ? Peut-on se jouer du temps ? Quels sont les sacrifices qu'exige un tel amour ? Peut-on se l'autoriser ?
Les anges de minuit nous parlent du temps, ils nous parlent surtout de l'importance de la « première fois » pour une jeune fille.
« La lumière a un âge. La nuit n'en a pas. » René Char
Les premières scènes de cette pièce (destinée à un public de grands adolescents et d'adultes) ont été écrites lors d'un atelier d'écriture organisé par le CTEJ (Chambre du Théâtre pour l'Enfance et la Jeunesse), à Mirwart (Belgique), en septembre 2010. Cet atelier était animé par Hubert Haddad.
Les personnages :
L'Homme du Phare, l'Homme-Oiseau et la Sorcière pourraient être joués par la même personne
La Jeune Fille
Le texte de la pièce :
nous sommes sur une plage, la mer est absente, les yeux de l'Homme du phare éclairent la nuit et scrutent l'horizon
H. - Au commencement c'est la mer c'est toujours la mer la mer qui se coule sur le sable la mer qui caresse mes pieds doucement
Elle sait ce qu'elle fait la mer
Au commencement c'est la mer la mer qui s'enroule autour de mes jambes en ronronnant ses histoires d'aube et de commencement du monde la mer qui fait des vagues dans mon âme
Elle sait ce qu'elle fait la mer
Au commencement je fais la course avec les mouettes et je perds
Chaque jour je perds
Je cours plus vite plus loin je perds toujours
Elles savent ce qu'elles font les mouettes
Les mouettes elles rient plus fort quand elles gagnent et que moi je perds
Moi c'est
C'est une autre histoire
C'est après l'emballement de la mer
Il y a un nom
Je l'ai oublié
Je ne pense pas que ce soit encore le mien
Aujourd'hui personne ne me parle plus
le silence de la mer l'absence des vagues
Je reviens au commencement
les mouettes les voleuses de pain se moquent de moi et s'en vont là où nul ici n'ose plus aller
Au commencement moi c'est aussi la mer
Et la mer plus tard dans l'histoire de moi elle s'emballe
elle me dit « le début de ton histoire est déjà à cent lieues d'ici tu dois partir aller plus loin chercher la suite »
Elle se jette à mes pieds ses bras se font bateau pour m'emporter
Elle ne veut pas que ma vie ne soit qu'un début qui recommence
un début qui recommence
un début qui recommence
La mer elle aime creuser les coquilles de noix
elle aime aussi avaler le fruit qui se cache au coeur de la coquille de noix
Elle berce elle bouleverse elle berce elle bouleverse elle berce et elle bouleverse
Quand la mer ne veut plus de moi elle se fâche elle me malmène elle me rejette sur le sable elle me fracasse contre les rochers
C'est là que je rencontre mes îles mes géants mes sorcières leurs enchantements C'est là que j'aurais pu rester animal dans une basse-cour amant immortel dans le lit d'une femme sans âge
Mais la mer avait encore envie de moi
Ses bras se sont fait à nouveau bateau et m'ont emporté ailleurs loin des fleurs des ruisseaux et de l'ombre des roseaux
La mer a déroulé une fois de plus le vertige des profondeurs sous mes pieds et jeté par-dessus ma tête le délire d'un ciel tourmenté
Je n'ai pas compté le nombre des jours
le nombre des mois
le nombre des années
Le temps ne s'est présenté à moi que lorsque les yeux penchés vers mon menton j'ai commencé à apercevoir les poils d'une barbe en bataille
Les années ont passé la barbe a poussé poussé poussé
de la poitrine au coeur
du coeur au ventre
du ventre au sexe
du sexe aux cuisses aux genoux, aux pieds
De poivre elle est devenue sel
Alors
la mer n'a plus voulu de moi et elle m'a rejeté sur cette plage.
la Jeune Fille arrive en courant, essouflée, regards inquiets
J.F. - La plage
il faut que je cours vers la plage
Je cours vite
Je dois courir plus vite encore
Je ne sais pas pourquoi mes pieds me conduisent jusqu'ici
Je suis trop jeune
Je ne sais pas grand chose
ils me le disent
je ne sais peut-être pas grand chose mais la peur ma peur au ventre c'est de la vieille peur elle en connaît un fameux bout pour me faire courir si vite
n'arrête pas de courir
cours
écoute ta peur
ton coeur n'est pas fait pour lui
cours
ton coeur s'élance hors de sa cage
cours
ton coeur n'a que faire de ce qu'ils disent
cours
ton coeur sait pourquoi il est fait
cours cours cours cours
Je suis jeune je suis belle
et alors ?
Est-ce une faute ?
H. - Les gens d'ici ne m'ont pas reconnu tout de suite
Un chien a remué la queue et s'est laissé mourir
une vieille femme s'en est retournée dans sa maison
avec dans le dos la bosse de la résignation
Les anciens ont dit que c'était chez moi
Ils ont dit que j'étais revenu
Je ne me souvenais plus de rien
Les bouches des hommes et des femmes ne me parlaient plus
Avec mon retour le temps des vieux pouvait advenir
Mais la mer la mer quand le marin n'a plus le coeur à partir
la mer ne le reconnaît plus et elle s'en va avec le temps sous le bras.
J.F. - Comme ce sable est chaud comme il est sec
Avant
les enfants venaient jusqu'ici avec leurs parents
Ils se laissaient manger par les vagues
des vagues plus grandes qu'eux
et les vagues les recrachaient
comme on recrache un ver de terre dans une pomme
Les enfants amenaient des petits seaux
et ils construisaient des châteaux forts
Le sable était lourd mouillé
Je me souviens
j'ai fait ça aussi
petite
les vagues
le seau
le château
Nous
les enfants
nous construisions
nous préparions l'attaque
de la marée montante
nous gardions
le fort
Nous étions forts
Nous étions fous
Nous savions que l'eau allait monter
tout submerger
mais
la vie
en nous
était
si forte
que nous construisions encore
plus haut
plus vaste
plus solide
Nous aurions pu construire notre château
là-bas
là-bas où la mer ne vient jamais
Non
nous aimions le défi
nous bâtissions pour la guerre
Bâtir au sec c'était déjà accepter la mort
Les châteaux sans assaillants ne sont que des tas de sable sans âme
Nous luttions
dans nos forteresses
jusqu'au bout
jusqu'à ce que tout soit à refaire
Tout
Tout refaire
Encore
Nous recommencions
avec acharnement
dans l'oubli des défaites passées
Nous étions des enfants
La mer n'était pas encore partie
Ce sable ne veut plus rester dans les seaux
ce sable n'est solidaire de rien
du vent peut-être oui du vent
Je ne suis plus une enfant
Les autres, non plus, ne sont plus des enfants
Lui, encore moins que les autres !
elle désigne un lieu où se cache l'Homme-Oiseau qui, lentement, se déshabille
on le voit qui se cache derrière le phare
il se déshabille pour laisser apparaître ses plumes ?
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ma maison...
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... J'ôte mon blouson...
elle écrit « nuit » sur le tableau du ciel
on ne voit que les yeux de l'Homme du Phare qui inspectent l'horizon et se posent sur la jeune fille
un vol de lucioles
un halo autour de la lune
une barque échouée sur la plage
on dirait que la pensée de l'un répond à la pensée de l'autre
J.F. - Mes cheveux...
H. - Ma barbe...
J.F. - ... mes cheveux se tordent
H. - ... ma barbe me chatouille
J.F - Mes cheveux...
H. - Mes joues...
J.F - Quelqu'un tire...
H. - ... mes joues sont revenues...
J.F - ...me tire par les cheveux...
H. - Mes yeux...
J.F. - Ma peau...
H. - ...mes yeux ont vu un diamant...
J.F. - ...ma peau...
H. - dans le tas de cailloux noirs
J.F. - ... ma peau...
H. - La barque...
J.F. - Des vagues sur ma peau...
H. - La barque sur la plage...
J.F. - ... la barque se souvient...
H. - Elle flotte
J.F. - Mon coeur...
H. - Elle flotte à sec
J.F. - ...mon coeur s'élève
H. - Une fête...
J.F. - Une fête...
H. - ... il me reste une fête...
J.F. - ... ma première fête...
H. - ... une dernière fête pour mon vieux coeur
J.F. - ... une première fête... une première fois... mon coeur est lourd...
des nuées d'insectes autour des yeux dans le phare
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ma masure
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O - Je me déshabille... Je retire mes chaussures
elle barre « nuit » sur le tableau du ciel
J.F. - Vous êtes...
H. - Je suis...
J.F. - Vous êtes l'homme...
H. - Je suis vieux...
J.F. - Vous êtes l'homme du phare. Je suis...
H. - Vous êtes...
J.F. - Je suis, oui, je suis beaucoup plus jeune que vous
Oh ! Je ne voulais pas vous froisser...
J'ai dit ça comme ça, c'est sorti tout seul !
H. - Je suis beaucoup plus vieux que vous tous
plus vieux que le phare
J'étais enfant quand ils l'ont bâti
et déjà il montre des signes de faiblesse
il s'enfonce
chaque jour un peu plus
il rentre dans le sable
il cherche l'eau
Etre là-haut
ça n'est pas
comme pour vous
être ici-bas
non, non...
moi aussi je m'enfonce
chaque jour un peu davantage
moi aussi je rentre dans le sable
moi aussi je cherche l'eau
J.F. Vous devez vous sentir bien seul là-haut ?
H. - Vous devez être bien entourée là en bas ?
J.F. - Entourée ?
Trop entourée, oui !
Je suis partie
Je manquais d'air
H. - Ici, on respire plutôt bien
J.F. - Qu'est-il arrivé à vos yeux ?
Ils sont... Ils sont...
Je ne vois qu'eux !
H. - Mes yeux ?
Je ne sais pas, je ne me vois pas
J.F. - Ils sont si clairs
Personne ici n'a ces yeux-là
Les garçons du villages ont des yeux... des yeux...
H. - ...
J.F. – des yeux que je n'aime pas du tout
des yeux qui me tirent les cheveux
des yeux qui brûlent mes vêtements
des yeux comme des cailloux
des yeux qui me transpercent le ventre
des yeux qui me font peur
H. - Vous êtes ici parce que vous avez peur de leurs yeux ?
J.F. - De leurs yeux
de leurs jambes qui courent trop vite
de leurs mains qui ne savent pas toucher
leurs mains qui veulent arracher
déchirer
frapper
de leur poitrine qui ne sait pas s'ouvrir au vent
leur poitrine creuse dans laquelle aucun écho ne résonne
de leur hanches qui se font haches
H. - Vous êtes très jolie, en effet
J.F. - Vous n'avez tous que ces mots à la bouche :
«Tu es jolie » ! « Jolie ! » « Jolie ! »
Où est l'eau ici que me lave de ça, de ma joliesse !
Dites-le !
Dites-le !
Comment enlever ce mauvais sort tatoué sur mon corps ?
H. - Vous avez un visage fin
vous êtes bien proportionnée
vous êtes... appétissante
J.F. - Ah ! Et c'est tout ?
H. - Vos seins sont bien galbés
votre taille est fine
vos jambes sont lisses et dorées
vos chevilles sont délicates
votre peau est veloutée...
J.F. - On dirait que vous parlez d'une recette de cuisine
d'un consommé aux asperges !
H. - Ça vous fait honte ?
J.F. - Ça me fait horreur !
H. - Vous n'aimez pas plaire ?
Vous préféreriez qu'on ne vous regarde pas ?
Etre laide ?
J.F. - Je me plais !
C'est leur regard qui ne me plaît pas
Des mouches qui viennent se coller sur ma peau
des oiseaux qui s'assomment contre la vitre d'une fenêtre fermée
Dans vos yeux
vous
je ne vois que la lumière
vous
le ciel
vous
mon reflet
vous
je me vois
moi
telle que je suis
vraiment
vous...
H. - Dans vos yeux
vous
il y a le reflet de celui que j'étais
vous
sans barbe
vous
les cheveux noirs
vous
la peau tannée par le soleil et le sel de la mer
vous
le vaillant
vous
l'infatiguable
vous
l'homme fort
vous
celui qui aurait été capable de vous emporter sur son épaule
comme un sac de patates !
J.F. - Merci ! Vous ne sortez décidément pas de la cuisine !
H. - Vous
Je vous aurais peut-être épluchée
vous
lentement
vous
doucement
en faisant de longues pelures
vous
avec délectation
J.F. - Moi aussi
vous
si vos yeux m'avaient regardée comme
vous
le faites maintenant
si vos mains
vous
étaient restées aussi légères
vous
peut-être oui je vous aurais effeuillé
à mon tour
jusqu'à votre coeur
tendre
croquant
vous
H. - Quel festin !
J.F. - Comme ce serait bon !
H. - Je suis vieux !
J.F. - Je suis jeune !
ils écrivent sur le mur du ciel : vieux / jeune
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ma cachette
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... J'enlève mes chaussettes
elle écrit sur le mur du ciel : nuit
la pensée de l'Homme du Phare répond à la pensée de la Jeune Fille
J.F. - Ils disent « Il est fou »
H. - Est-ce folie que de répondre à la volonté des vagues ?
J.F. - Ils disent « Il est dangereux »
H. - Est-ce dangereux de se faire léger dans le vent du large ?
J.F. - Ils disent « C'est un sorcier »
H. - Un homme
comme tous les autres hommes
jouet des maléfices du temps
J.F. - Ils disent « Ne va pas là-bas »
H. - Ecoute la volonté de tes pas
aie confiance
J.F. - Ils disent « Surtout une belle jeune fille comme toi »
H. - Tout en toi veut aller vers ce que tu devines au fond de ton coeur
J.F. - Ils disent « La mer est partie à cause de lui »
H. - La mer ne se soucie pas des hommes
elle joue avec leur vie
elle les fait sauter sur ses genoux et
quand elle se lasse
elle les laisse tomber d'entre ses jambes
J.F. - Ils disent « Sans la mer personne ne peut plus espérer»
H. - J'attends la mer pour mourir
J.F. - Ils disent « Tu es trop jeune pour comprendre »
H. - Les jeunes, les vieux, les enfants, les mêmes à des moments différents
J.F. - Un homme m'a forcée
à venir jusqu'ici
Il a des yeux d'oiseau
Je ne l'aime pas
Quand il me regarde
ça me picore le coeur
Ses yeux brillent
comme des lames de couteaux
Il me fait peur
Je cours
Je me cache
Je cours
Il ne se fatigue jamais
Je cours
Il me trouve
J'ai couru plus vite
Je me cache ici
Je veux qu'il se lasse qu'il oublie
Parfois
je voudrais tout jeter dans un puits
ma beauté, ma jeunesse
L'homme aux yeux d'oiseau tomberait dedans
et je n'aurai plus peur
Vous vous ne me faites pas peur
vos gestes lents sont douceur
Les rides de votre visage me racontent vos beaux voyages
Avec vous
je suis ici
je suis là-bas
je suis partout
je suis ailleurs
je suis là
Vos yeux
Vos yeux m'éclairent de l'intérieur
H. - Je ne cours plus
je ne me cache pas
Ma jeunesse
je l'ai laissée tomber dans le puits sans y prendre garde
Parfois
je m'y penche encore
je la vois qui me sourit d'un air triste
Il ne me reste plus qu'à guetter le bout de l'horizon
Attendre la mer
c'est tout ce qu'il me reste à faire
Laissons la longueur de ma barbe entre nous
elle pose ses cheveux sur la barbe
J.F. - Regardez, vous paraissez déjà moins vieux
Et moi...
H. - ... un tout petit peu moins jeune ?
ils écrivent sur le tableau de la nuit : « les mêmes à des moments différents»
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O - Je suis là... Je suis dans ma remise
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... Je retire ma chemise
J.F. - Je voudrais... Je voudrais... tendre la main vers lui...
C'est ma main qui voudrait... le toucher...
Si je le touche... je vais tomber
je vais passer à travers son corps
je vais tomber là où je n'étais pas encore
là où j'ai oublié
dans le ventre de ma mère
dans la semence de mon père
dans la secrete pensée d'une petite fille
dans l'espérance d'une grand-mère
dans une pluie d'étoiles filantes
dans la glace d'une comète
dans le désordre
sans intention de me donner le jour
dans une soupe acide, chaude, trouble...
H. - Ma main... ma main tremble...
Je la garde dans mon dos
Je ferme le poing
Mes doigts connaissent déjà ce grain de peau
ils savent
ils se souviennent
ils savent sans toucher
Ma main reste là où tu es
Si tu touches cette jeune fille
elle va tomber
et tu ne sauras pas la rattraper
tu tomberas aussi
mais tu ne tomberas pas du même côté qu'elle
tu seras précipité vers le sol
tu boufferas le sable
les vers te rongeront avant l'heure
Tes rides ne sont pas faites pour la tendresse lisse de sa chair tendre
Reste là-haut
laisse-là en bas
J.F. - Je voudrais...
je voudrais monter chez lui...
Ce sont mes jambes
qui demandent à grimper
les marches qui me séparent de lui
Si je monte
je pourrais tomber
plus bas que l'escalier
Mes jambes
laissez-vous pendre
balancez-vous
ne portez pas ce désir qui monte en moi
Je ne peux pas
Je ne peux pas
H. - Mon coeur mon coeur
ne t'emballe pas
Mon coeur mon coeur
Laisse mes épaules fermées
n'ouvre pas mes bras
Mon coeur mon coeur
ne descend pas jusqu'à mes reins
Mon coeur
Je ne peux pas
Je ne peux pas
elle va écrire sur le tableau de la nuit : « Et pourquoi pas ? »
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O - Je suis là... Je suis dans ma maison
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... Je retire mon pantalon
la pensée de l'un répond à la pensée de l'autre
J.F - Je mets mes doigts dans ta barbe
H. - Je sens tes longues mains fines à la recherche de la peau de mes joues
J.F. - De mes paumes j'appuie
H. - Et c'est comme si tu me repoussais dans le passé
J.F. - J'appuie je tire je ne veux pas de tes rides
H. - J'étais l'homme jeune et fort au visage lisse
J.F. - Ta peau d'homme a des choses à me dire
H. - Tu as le parfum des voyages oubliés
J.F - Tu n'es pas vieux
tu es plus loin que moi
tu es devant moi
je voudrais courir te rejoindre
je n'y arrive pas
H. - Une source fraîche me caresse la plante des pieds
J.F. - Tu n'es pas vieux
je suis trop lente à te suivre
H. - La queue d'un félin autour de mes jambes
J.F. - Je ne veux pas que ce soit trop tard
H. - Je voudrais m'arrêter
me retourner
remonter le chemin
J.F. - La nuit n'a pas d'âge
H. - Le jour est sans coeur
ils écrivent ensemble, sur le tableau du ciel : « trop tôt » « trop tard »
une nuit, la brume, un vieux puits.
la Jeune Fille se penche et laisse ses cheveux tomber dans le puits
on devine que La Sorcière a saisi ses cheveux pour entamer la remontée du puits
S. - Qui ose venir me déranger dans mes démangeaisons ?
Qui vient éclaircir l'eau trouble de mon puits ?
Quel est ce vent frais qui fait frissonner ma vieille carcasse ?
Quelle est cette caresse qui me tombe du ciel ?
la sorcière sort du puits, elle est chauve, elle voit la jeune fille, replonge sa tête dans le puits
S.- Ah ! Qu'elle est cette chose ?
Cette chose avec un doux visage, de petites oreilles ...
Quelles jolies mignardises se sont faites entendre par ces mignonnes petites oreilles ? des lèvres fraiches...
Quels fruits juteux aiment-elle sucer ?
des yeux de biche... pour mieux voir la douceur ?
des seins hauts perchés...
Vers qui se tendent-ils, ces seins ?
la peau lisse comme un bébé...
Pour quelles mains ?
un coeur palpitant et tout chaud...
pour quelle course ?
et des cheveux, des cheveux...
Oh quel cheveux magnifique !
Des cheveux pour...
elle sort à nouveau du puits
jeu avec les cheveux de la jeune fille
Que veux l'insolente jeunette ?
A-t-elle une langue ?
Montre-moi ta langue ?
Ah ! Des dents blanches... 20, 30,... tant de dents blanches.
Dans quelle pomme veux-tu donc croquer horrible enfant ?
J.F – Je suis désolée.
Je ne voulais pas vous déranger...
On disait que vous n'étiez qu'une vieille histoire, que...
S. - Une vieille histoire ! Comme elle y va ! Une vieille histoire ! Ah ah ah !
Continue, tu m'intéresses
jeu avec les cheveux
J.F – C'est l'homme...
S. - L'homme ! L'homme !
Voilà bien la seule intelligence des jeunes filles !
Vous n'avez toutes que ça dans la tête !
L'amour
les jeunes hommes...
J.F – C'est que...
Comment dire ?
S. - Tes parents ne sont pas d'accord ?
J.F – Je ne sais pas...
C'est plus...
S. - Il en aime une autre ?
J.F – Non, non... ça n'est pas ça...
S. - Quoi, alors ?
Il est marié ?
J.F – Il...
Il est vieux !
Très vieux !
S. - C'est tout ?
J.F – Il est vieux
et je l'aime !
S. - « Il est vieux et je l'aime » !
J.F. - Ce sont ses yeux.
Dans ses yeux je me suis vue telle que j'étais
Dans les yeux des garçons du village je ne me reconnais pas
D'ailleurs ils ne me voient pas
Ils reluquent
mes seins
mon cul
mais pas moi !
S. - Intéressant !
Très intéressant !
la sorcière a un regard appuyé sur les formes de la jeune fille
Ils ne te regardent pas, toi ?
Et qui es-tu
après-tout
toi ?
J.F – Qui je suis ?
Je ne sais pas...
Ce que je sais c'est que celle que je suis dans son regard
à lui
c'est moi
Je ne m'étais jamais vue comme ça avant
S. - Comme ça ?
J.F – Aussi... aussi... moi, quoi !
S. - Et tu penses que je pourrais faire quelque chose pour « toi » ?
J.F – Les anciens disaient que la Sorcière du Puits de Jouvence exauçait les voeux des jeunes filles quand elles venaient s'y mirer à la pleine lune.
S. - Ils disaient ça ? « s'y mirer à la pleine lune » ?
J.F – Oui !
S. – A la pleine lune ?
J.F. - A la pleine lune !
S. - Et nous sommes une nuit...
J.F. - De pleine lune ! Une nuit de pleine lune !
S. - Et je suis...
J.F – La Sorcière du Puits de Jouvence. Vous êtes la Sorcière du Puits de Jouvence.
S. - Doucement ! Doucement !
Comment peux-tu en être si sure ?
J.F. - Les anciens disaient que...
Oh ! Ça n'était pas très gentil...
Ils disaient que vous étiez chauve, vieille et que vous sentiez...
que vous sentiez le cadavre !
S. - Tu me plais...
Tu me plais beaucoup...
Les anciens ne disaient-t-ils pas autre chose à mon sujet ?
J.F. - Si ! Ils disaient qu'on n'avait droit à trois voeux.
S. - Trois ? Trois voeux ? J'ai déjà entendu ça quelque part...
J.F. - Oui, trois voeux !
S. - Trois ? Et c'est tout ?
J.F. - Ils disaient aussi que vous ne donniez rien pour rien...
S. - Comme ils parlaient bien tes anciens
ma belle
ma toute belle...
Tu voudrais que l'histoire de ton amoureux recule ?
J.F – Oui !
S. - Tu voudrais rencontrer le jeune homme qu'il était ?
J.F. - Oui ! Oh oui !
S. - C'est possible... C'est possible...
J.F. - Oh merci ! Merci Sorcière du Puits de Jouvence !
S. - Une seule nuit.
J.F. - une seule nuit... j'aurais pensé que...
S. - Ça ne te plaît pas ?
Les anciens
il disaient aussi que...
J.F. - qu'il ne fallait pas contrarier la sorcière
S. - ... sous peine de...
J.F. - ... de ne rien avoir du tout ! Mais qu'est-ce que je pourrais vous donner ? Je suis pauvre ? Je n'ai rien.
S. - Réfléchis
réfléchis bien
ma chère
ma chère petite
J.F. - Mes amies me disent toujours
« Toi, ta plus grande richesse, ce sont tes beaux cheveux »
S. - Je t'accorde une seule nuit et
le matin
il aura tout oublié.
A une condition !
elle lui touche les cheveux
Il faut d'abord perdre
mon enfant
ma chère enfant
pour connaître le plaisir de gagner
Ils ne te l'ont pas dit
ça
les anciens ?
« Elle ne donne rien pour rien »...
Les anciens !
Tu me laisses tes cheveux cette nuit-là et tu auras ce que tu veux
Sinon
rien !
la sorcière écrit sur le tableau de la nuit : « rien sans rien ! »
Et... nous ne vivons plus au temps des contes et de leurs sornettes, petite sotte !... Aujourd'hui, les anciens n'ont plus rien à dire, petite bécasse ! Dépassés, les anciens ! Aujourd'hui, c'est un temps de crise : « deux » voeux ! Deux, tu m'entends, pas un de plus !
sur la plage, il fait noir, elle est chauve, il est jeune
elle vient lui bander les yeux
H. - Quel est ce bandeau, sur mes yeux ?
J.F. - C'est la nuit
C'est seulement la nuit
C'est la nuit toute seule la nuit noire
H. - D'habitude il y a au moins une étoile
J.F. - C'est qu'un nuage un très grand nuage est passé devant l'étoile
ou bien c'est une éclipse...
H. - Je ne vous vois pas...
J.F. - Moi, si, je vous vois...
H. - Vous êtes capable de voir les étoiles derrière un nuage ?
J.F. - Oui c'est ça mes yeux percent les nuages
H. - Vous êtes capable de voir malgré les éclipses ?
J.F. - Mes yeux traversent la nuit
H. - Vous pleurez ?
J.F. - Je suis si heureuse
H. - Il y a longtemps que je n'avais eu sur la langue un tel goût de sel
Que se passe-t-il ?
Mes mains ne se sentent plus prisonnières
Derrière la peau de mes doigts
mon coeur est plus léger et pourtant il bat si vite
J.F. - Continuez
H.- Mes jambes mes jambes peuvent à nouveau courir
J.F. - Encore
H. - Une sève me pousse sous les pieds me monte dans les jambes me creuse les reins s'enroule autour de ma colonne m'inonde la tête
J.F. – Encore
H. - Partout sur ma peau, me poussent des feuilles, des feuilles des ailes...
Laissez-moi encore boire ce sel
J.F. - Oui, bois, bois...
H. - Est-ce la mer qui me dit qu'elle revient ?
Comme elle est chaude cette vague
J.F. - Oh ! Laisse-toi porter par elle
H. - Je peux ?
J.F. - Oui, ce soir, nous pouvons tout
H. - Laisse-moi juste te caresser les cheveux
J.F. - Nous pouvons tout mais pas ça !
H. - Ils sont si longs...
J.F. - Pas ça ! Pas les cheveux !
H. - ... si longs qu'au bout ce sont encore les cheveux de la toute petite fille qui sautait à la corde, la petite fille que tu étais il y a si peu de temps, tout au bout, ce sont tes premiers petits cheveux d'enfant qui tirent sur la belle jeune fille que tu es devenue, une petite fille qui te donne encore le goût de jouer avec le vent
J.F. - Tout mais pas les cheveux !
H. - C'est comme ça que tu le veux ?
J.F. - Oui, c'est ça c'est comme ça je le veux comme ça c'est moi c'est moi qui veux ça pas me voir pas les cheveux tout mais pas les cheveux pas me voir tout tout pas me voir comme ça tes mains tes doigts ton coeur derrière tes jambes tes pieds tes reins tes feuilles tes plumes ta sève tout tout tout.
le jour se lève, elle ôte le bandeau de l'homme qui dort, il est vieux, elle a récupéré ses cheveux
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ma maisonnette
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... Je retire ma chemisette
la Sorcière du puits de Jouvence voit la Jeune Fille, elle ne replonge pas sa tête dans le puits
S. - Qui ?
Qui...
Quel est ...
cette ...
Ah ! Qu'elle est cette ... ?
Que veux encore cette horrible jeune fille ?
Deux nuits n'ont pas suffit?
L'homme... L'amour l'amour l'amour l'amour l'amour l'amour
Encore l'amour ?
J.F – C'est que... Comment dire ? Il me reste un voeu, non ?
S. - C'est qu'elle ne néglige pas ses avantages !
Et...
J.F. - ...dans le ciel la...lune... pleine...
S. - Et ...
J.F – ... vous êtes la Sorcière du Puits de...
S. - Et...
J.F. - ... les anciens disaient que vous étiez chauve, vieille...
S. - Et sais-tu pourquoi je suis si vieille ?
J.F. - Parce que vous êtes née il y a bien bien longtemps...
S. - Parce que vous sucez ma jeunesse jusqu'à la moelle
Vous voulez tous la même chose
« Rendez-nous notre jeunesse, notre beauté »
Comme si je vous avais pris quelque chose, moi !
J.F. - Mais, moi, ça n'est pas...
S. - A chacun de vos voeux c'est une ride de plus qui me pousse sur la peau
Les « anciens « , les « anciens », vous n'avez que ça à la bouche
vous les jeunes
Quand ça vous arrange !
On vous donne ce que vous demandez
et les anciens peuvent aller se recoucher dans leur boîte en sapin
J.F. - Moi
je ne vous demande pas tout à fait la même chose
S. - Aussi
en échange
je te demanderai autre chose ?
J.F - Je vous ai donné mes cheveux
Que pourrais-je vous donner de plus ?
S. - Tu veux une dernière nuit avec ton beau jeune homme ?
J.F – Oui !
S. - C'est possible... C'est encore possible...
J.F - Oh merci ! Merci Sorcière de Jouvence !
S. - Une seule nuit
J.F - Même une seule nuit... même dans le noir... Même sans cheveux...
S. - Je t'accorde encore
une nuit et
le matin
il aura tout oublié
A une condition !
J.F. - Cette fois-ci, je ne vois pas du tout ce que je pourrais encore vous donner ?
S.- Réfléchis
ma douce
ma rayonnante petite fille
J.F – Ma mère me dit toujours : « Ta plus belle richesse, c'est ta jeunesse »
S. - Il faut perdre pour connaître le plaisir de gagner
Rien pour
rien !
Tu me laisses ta jeunesse cette nuit-là
et tu auras ce que tu veux
Sinon
rien !
elle écrit sur le ciel : « Quelle jeunesse ! »
Et après ne revient plus me parler des anciens ! Aujourd'hui, les anciens ne savent plus rien de la magie. Le puits est vide, vide !
sur la plage, il fait noir, la jeune-fille est vieille, il est jeune
H. - C'est un rêve que j'ai déjà fait. Je rêve que je fais un rêve...
J.F. - Un rêve où il fait noir ?
H. - Un rêve où je pourrais la rejoindre
J.F. - Un rêve où la mer est revenue
H. - Vous semblez me connaître ?
J.F. - Dans votre rêve, j'y étais
H. - Comment pourriez-vous le savoir ?
J.F. - Votre rêve était aussi le mien
H. - Comme vos cheveux blancs sont beaux
J.F. - Comme les vôtre sont brillants
H. - Je peux ?
J.F. - Touchez-les...
H. - Ils sont si longs...
J.F. - ... qu'au bout ce sont encore ceux de la petite fille qui sautait à la corde...
H. - ... la petite fille que vous étiez il y a si peu de temps
J.F. - ...une petite fille qui me donne encore le goût de jouer avec le vent
H. - ... et au milieu de votre chevelure, la courbe d'une jeune fille...
il semble la reconnaître
H. - Vous êtes capable de voir les étoiles derrière un nuage ?
J.F. - Oui c'est ça
H. - Vous êtes capable de voir malgré les éclipses ? Vos yeux...
J.F. - ...mes yeux traversent la nuit
H. - Vous pleurez ?
J.F. - C'est que je voudrais être heureuse
H. - Que se passe-t-il ?
Dans mes doigts je sens mon coeur qui bat si vite mais mon coeur est si lourd
J.F. - Ce sont mes rides
H.- Mes jambes mes jambes voudraient à nouveau courir et je reste là planté devant vous
J.F. - C'est que je suis grise
H. - Une sève me monte dans les jambes me creuse les reins s'enroule autour de ma colonne m'inonde la tête mais ça n'est pas ce qui me pousse vers vous
J.F. – Ce qui vous pousse vers moi ?
H. - Partout sur ma peau, ce souvenir de vous
il remet le bandeau
Dans ce rêve-ci, c'est moi qui verrai ce qui se cache derrière le nuage gris
Ce soir, il n'y a que mon coeur qui peut te voir
J.F. - C'est comme ça que tu me veux ?
H. - Oui, c'est ça c'est comme ça je te veux comme ça comme ça c'est toi toute toute toute toi
Il y a longtemps que je n'avais eu sur la langue un tel goût de sel
Comme cette vague est triste
J.F. - Elle nous portera encore plus loin.
le jour se lève, l'homme dort, il est vieux, elle a récupéré sa jeunesse
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ma maison...
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je me déshabille... Je retire mon caleçon...
la Jeune Fille rêve
La fenêtre... qui a ouvert la fenêtre ?
un vent noir...
un vent noir me rentre de partout...
Je suis la proie
la proie
je veux être la proue
la proue
pas la proie
Fermez cette fenêtre
Fermez la porte
Fermez les yeux
regardez
je me pose doucement sur vos paupières
Prenez ma voix dans vos mains
laissez-là ouvrir ses ailes
Prenez-moi sur votre épaule
sentez-vous plus léger
Nous avançons ensemble
Fermez la porte !
Le vent !
Le vent noir me rentre de partout...
la proie
la proie
je ne veux pas, pas la proie...
La proue, la proue, je veux la proue...
La proie, la proie...
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dehors.
J.F. - Où où où que fais-tu ?
H.O. - Je suis prêt ! J'arrive !
cri d'un oiseau dans la nuit
J.F. - Où où où es-tu ?
H.O. - Je suis là... Je suis dans ta maison...
J.F - Où où où que vas-tu me faire ?
H.O. - Je vais te manger !
entrée de l'Homme-Oiseau
H.O. - Où se cache donc ma jolie petite bécasse ?
Petit ! Petit !
Où es-tu ?
Où te cache-tu ?
Tu peux te cacher
coquine
je sens l'odeur de ta chair fraîche de petite poulette
Par ici ?
Non, plutôt par là...
Petit, petit !
Tu as éteint la lumière
mais ta beauté brille dans le noir.
Je te vois...
Ici ?
Non
là !
Petit ! Petit !
Je t'ai apporté un petit cadeau...
viens...
viens...
viens manger les petites graines au creux de ma main...
J.F. - Partez !
Laissez-moi tranquille !
Je n'aime pas vos graines.
H.O. - Oh ! la jolie petite voix qui vient de là-bas...
J.F. - Pourquoi moi ?
Pourquoi ?
H.O. - Quand je vois une belle pouliche comme toi
je me pourlèche
je ne résiste pas
et je lui fonce dessus
J.F. - Oiseau de mauvaise augure !
Ton bec me fait mal !
H.O. - Oui
c'est ça
débats-toi !
J.F. - Je vous en supplie...
H.O. - Oh ! Elle pleure...
Elle pleure...
tu es encore plus belle quand tu pleures
J.F. - C'est un cauchemar
Il faut que je me réveille
H.O. - Cette fois-ci je ne te laisserai plus t'envoler
Je te tiens !
J.F. - Lachez-moi !
Lachez-moi !
Il faut que je me réveille
H.O. - Débats-toi ma petite mésangette
J'aime ça quand tu me résistes
J.F. - Vous allez tout gâcher !
Vous salissez tout ce que vous touchez !
H.O. - C'est ma fête aujourd'hui.
J.F. - Amusez-vous tout seul !
H.O. - Tu es mon invitée d'honneur
Tu ne me ferais pas l'affront de refuser
une petite fille si bien élevée
J.F. - Vous êtes dégoûtant
H.O. - Toi, tu serais plutôt appétissante
Ne dis pas que tu ne le fais pas exprès
J.F. - ...
H.O. - Tu nous aguiches
et après tu fais la difficile
J.F. - aguiche
H.O. - Par quoi vais-je bien commencer ?
Par tes petites oreilles ?
Non
il faut que tu écoutes ce que j'ai à te dire
J.F. - Ce n'est pas de ma faute si je...
H.O. - Je commence par tes jolies lèvres de satin humide ?
Non
il faut qu'elles crient encore
J.F. - Mon seul trésor... Mon seul trésor...
H.O. - Je commence par tes grands yeux noyés de larmes ?
Ah, ils sont plus beaux que la mer.
J'aime leur sel !
Laisse-les bien ouverts
Pleure
Pleure
Je goûte
C'est bon
J.F. - Laissez-moi
vous me serrez trop fort
H.O. - Je continue par tes cheveux de feu ?
Oh !
Comme ils me brûlent !
Je continue...
J.F. - J'étouffe...
H.O. - Par tes seins de colombe ?
Ah !
J.F. - Au secours !
H.O. - Mais tu me cachais encore quelque chose...
voilà que ta peau dissimule un bien joli fruit
une petite amande
J'ai très faim...
J'adore les amandes
Il faut que je la mange tout de suite !
Tout de suite !
J.F - Je dors...
je dors...
Je dors...
H.O - Ça y est !
Je m'envole !
Je m'envole !
la jeune fille est étendue, sans mouvement. Avant de disparaître, l'Homme-Oiseau frotte le tableau et inscrit « tout de suite ». Il se couvre le visage du blanc de la craie
H.O. - Ton coeur, je le garde pour le dessert
scène muette entre l'Homme du Phare et la Jeune Fille morte
il retrouve une plume à côté du corps de la Jeune Fille
l'Homme du Phare arrive au puits, se penche pour regarder et laisse tomber sa barbe au fond du puits
S. - Qui ose venir déranger mes insomnies ?
Qui vient assombrir l'eau déjà trouble de mon puits ?
Quel est ce vent fatigué qui fait craquer ma vieille carcasse ?
Quelle est cette tristesse qui me tombe du ciel ?
elle sort du puits, elle voit l'homme du phare, replonge sa tête dans le puits
Ah !
Qu'elle est cette chose ?
Cette chose avec un visage tout chiffonné
de grandes oreilles
Quelles sirènes se sont faites entendre par ces grandes oreilles poilues ?
des lèvres sèches
Quels soleils ont-elles gobés ?
des yeux de loup malheureux...
A quand remonte la dernière douceur ?
Et une barbe
une barbe
oh quelle barbe magnifique !
elle sort à nouveau du puits
jeu avec la barbe de l'Homme du Phare
Que veux le vénérable vieillard ? Montre-moi ta langue ?
Ah ! Si peu de dents...
Dans quelle pomme a-t-on voulu te faire croquer misérable vieillard ?
H. - Mon coeur est triste
Ma peine vient du fond des âges
Vous et moi avons le même âge
S. - Le même, le même !
Comme il y va !
Vieux croulant !
Continue...
jeu avec la barbe
H. – C'est une jeune fille
S. - Une jeune fille !
Une jeune fille !
Voilà bien le seul appétit des vieillards
Vous n'avez tous que ça dans la tête
L'amour des jeunes filles
H. – C'est que...
Comment dire ?
S. - Ses parents ne sont pas d'accord ?
H. – Je ne connais pas ses parents...
S. - Elle en aime un autre ?
H. – Non, non... Elle est...
S. - Mariée !
Elle est mariée !
H. – Elle est morte !
Elle est morte !
S. - C'est tout ?
H. - Elle est morte
et je l'aime
S. - Comme c'est étrange...
Vous me rappellez quelqu'un...
Mais qui ?
H. - Ce sont ses yeux
Dans ses yeux toujours mouillés j'ai vu les vagues de son âme
J'ai vu l'homme jeune que je pouvais être encore
S. - Intéressant !
Très intéressant !
Et tu penses que je pourrais faire quelque chose pour toi
vieil homme vert ?
H. - Je sais que ce sont les jeunes filles qui
d'habitude
peuvent obtenir la réalisation de leurs voeux
Je ne suis qu'un vieil homme
Je sais aussi que vous ne donnez
rien
pour
rien
S. - Et qu'il ne faut pas me contrarier...
H. - Je sais ça aussi... Oui...
S. - Je sens que nous allons bien nous entendre tous les deux
Tu me plais
Tu me plais beaucoup
Tu espères
sans doute
que je sorte cette jeune fille des serres griffues de la mort ?
Les ongles de la mort sont bien plus longs que les miens, bien plus acérés
Ils se fichent dans le foie des humains
et plongent leurs racines au coeur du chaudron bouillant de la terre
Depuis quand est-elle morte ?
H.O. - Depuis cette nuit. C'est...
S. - ... une toute jeune morte...
Oui...
Je pense que ça pourrait être possible...
Les griffes ne doivent pas encore avoir pris racine
H. - Ce serait le plus beau voyage de ma vie
S. - Rien
sans
rien
N'oublie pas
Qu'aurais-tu à m'offrir
en échange
de la vie de cette jouvencelle ?
H. - Je ne possède plus rien depuis longtemps
S. - Et toi, sais-tu pourquoi je sens le cadavre ?
H. - Parce que vous êtes dans ce puits depuis si longtemps...
S. - Parce que vous, vous, les anciens...
vous avez gobé ma vie jusqu'à sa moelle
Vous en avez voulu tous de la guérison, du miracle
ce n'était jamais la bonne heure
jamais le bon moment
jamais assez
« Rendez-nous la santé, notre vitalité, notre jeunesse, notre amour, notre fils, l'espoir, l'argent, l'argent... »
Comme si je vous avais pris quelque chose, moi !
A chacun de vos voeux
c'était une goutte de mort qui m'entre dans le corps
Réfléchis...
H. - Une poitrine large
un coeur encore vaillant
S. - Comme il bat
ce coeur
H. - Je l'ai trempé dans l'amour
S. - L'amour !
Toujours l'amour !
Qui donc se promène encore dans tes veines ?
Rien
sans
rien
H. - Je n'ai plus que mon âge, que ma vieille carcasse...
S. - Ton âge, ta vieille carcasse, ça m'intéresse !
Je prends !
Je prends tout !
Ton âge, ta vieille carcasse, et ton coeur palpitant !
H. - Que peut-il bien rester à un homme qui n'a plus d'âge, plus de carcasse, plus de coeur ?
S. - A ton avis ?
H. - Je te les donnerai
je te les donnerai...
oui...
elle doit vivre...
j'ai fait mon temps...
mais...
S. - Mais ! Tu as osé me dire « mais » !
H. - ...laissez-nous le temps de nous dire aurevoir
Vous y gagnerez un coeur tranquille
une carcasse sereine
une vie accomplie
la jeune fille se réveille sans se souvenir de rien
J.F. - Oh, j'ai mal partout !
Vous
Vous êtes-là !
H. - Je vous regardais dormir
J.F. - Est-ce que vous m'avez-vue rêver ?
H. - Non... votre... vôtre rêve était parti quand je vous ai trouvée endormie
J.F. - Je préfère ça
Ce rêve
il ne fallait pas le voir
Il est trop laid
H. - Entre nous rien ne peut être laid
J.F. - Vos yeux... vos yeux... pleurent...
H. - Un bête petit grain de sable et ça suffit pour pleurer
J.F. - Vos mains... vos mains... tremblent
H. - Il ne fait pas très chaud ce soir
J.F. - Venez dans mes bras
H. - Serrez-moi fort
J.F. - Votre coeur...
votre coeur...
J'entends votre coeur...
H. - Il veut jouer avec le vôtre
J.F. - Vous les entendez ?
ils chantent tous les deux
H. - Une chanson d'amour
J.F. - Mais pourquoi nous fait-elle pleurer ?
H. - C'est une chanson pour laver les yeux
J.F. - Comme je vois clair
H. - C'est la mer qui revient me chercher
J.F. - Allons nous baigner
Votre coeur... votre coeur...
Je n'entends plus votre coeur !
Je n'entends plus votre coeur !
la jeune fille berce le corps mort du vieil homme
la mer revient
elle le place dans la barque et il s'en va au large.
on croit apercevoir la Fée du Puits de Jouvence et l'Homme Oiseau dans la barque, au loin
Un jeune homme émerge de l'eau et vient se coucher aux pieds de la jeune fille
elle lui trouve un cheveu d'argent
J.F. - Au commencement
c'est la mer
c'est toujours la mer
la mer qui se coule sur le sable
la mer qui caresse mes pieds
doucement
Elle sait ce qu'elle fait la mer
Au commencement
c'est la mer
la mer qui s'enroule autour de mes jambes
elle ronronne ses histoires d'aube et de commencement du monde
la mer qui fait des vagues dans mon âme
Elle sait ce qu'elle fait la mer
Au commencement
je fais la course avec les mouettes
et je perds
Chaque jour je perds
Je cours plus vite plus loin
je perds toujours
Elles savent ce qu'elles font les mouettes
Les mouettes elles rient plus fort
quand elles gagnent
et que moi je perds
Les gens d'ici ne l'ont pas reconnu tout de suite
Les anciens ont dit que c'était chez lui
Les bouches des hommes et des femmes ne lui parlaient plus
Mais la mer
la mer reconnaît le marin prêt à repartir
La mer revient
et elle s'en va avec le temps sous le bras.
Christine Van Acker, octobre 2010