FEU MONSIEUR KOLT (5 pers)
Voir la lecture du 2 décembre 2016, à Chiny :
Je ne connaissais pas « Feu Mr Kolt » et je trouve que tu as fait un travail vraiment remarquable. Ta façon d’aborder ce thème « brûlant » est une magnifique mise en valeur des possibilités de l’écriture théâtrale de dire des choses essentielles sans didactisme. Il me semble que tu as cadré ton style et que tu es parvenue à réunir harmonieusement les qualités poétiques, comiques, provocatrices et terriblement humaines de tes écritures. L’idée des Song à la Brecht donne une grandeur épique au propos. Pour moi, c’est du théâtre qui décolle.
Jacques Herbet, février 2016
Le pitch :
L'instituteur Bernard Kolt s'est enfermé dans une salle de classe. On entend par moments des cris d'enfants dehors et on aperçoit les lueurs d'un grand feu par la fenêtre. Une menace gronde... Kolt boit et des personnages apparaissent : sa mère, le papa d'un enfant qui l'a insulté, Eva, une femme enceinte, Innocent, un africain. On comprend progressivement qu'il n'a pas pu assurer son autorité d'adulte vis à vis d'un enfant qui l'a insulté. Comme ça semble trop dangereux de sortir, il doit cohabiter avec ces autres adultes défaillants chacun à leur manière. Ils ont chaud alors que lui est « froid ».
Seraient-ils plus vivants que lui ?
L'idée de départ de "Feu Mr Kolt" émane d'un événement réel qui s'est déroulé récemment dans une école primaire. Il pourrait être considéré comme anodin : un directeur d'école se fait insulter par un enfant de 9 ans. L'enseignant réagit en pleurant. Les enfants le voient pleurer et rapportent l'incident chez eux. C'est la position d'autorité de tout le corps professoral qui est mise en doute par les parents. A côté de cela, les médias nous rapportent des faits divers où des élèves en descendent d'autres avec une arme à feu, agressent leurs profs,...
A partir de là, j'ai imaginé une situation de crise entre les enfants et les adultes. La violence des enfants n'est plus contrôlée. Sans plus aucune limite, les adultes se voient contraints de s'enfermer dans une salle de classe.
Mais là n'est plus le propos de « Feu Mr Kolt »...
« Si l'on pouvait prévoir tout le mal qui peut naître du bien que nous croyons faire ! » Luigi Pirandello, Six personnages en quête d'auteur.
Cette pièce a été sélectionnée par le Théâtre de l'Est parisien, en 2007, pour participer au concours de lycéens. Elle a également été sélectionnée par le comité de lecture du Théâtre National de Bruxelles.
Les personnages :
Bernard Kolt, instituteur
La mère de Kolt
Le papa de l'élève Colignon
Innocent, un africain
Eva, une femme très enceinte
-1-
La scène du conditionnel
INNOCENT. – Tu serais...
EVA. – Nous serions des adultes...
KOLT. – Nous ne serions plus des enfants depuis longtemps...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LA MERE. – Depuis si longtemps...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
EVA. – Nous serions en danger...
LE PAPA.- Ouais, ouais, ouais, très très très fort en danger...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LA MERE. – Un danger ex-tra-or-di-naire...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LA MERE. – Ce qui se fait de mieux comme danger...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
KOLT. – Nous serions des adultes dans une école...
LE PAPA. – Des adultes qui ne pourraient plus sortir...
EVA. – Nous aurions très très très peur...
LA MERE. – Pas très « amusante » cette peur...
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LE PAPA. – La peur de chez peur...
EVA. – La peur au ventre.
LA MERE. –(désignant Kolt) Je serais sa maman...
EVA. – Je serais enceinte...
LA MERE. – Oh ! Comme vous êtes charmante !
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LE PAPA. – Je serais le papa d'un élève...
KOLT. – Je serais... Je serais...
LE PAPA. – ... un élève qui... un élève qui...
KOLT. – Je serais un instit...
TOUS. - ...tuteur !
INNOCENT. – Non, plus des enfants...
LA MERE. - J'aurais chaud...
LE PAPA et INNOCENT. - Nous aurions très chaud...
KOLT. - J'aurais froid...
EVA.. - (à Kolt) Vous auriez ...très froid...
INNOCENT. – Je serais...
TOUS : Innocent !
KOLT. - Je serais...
TOUS. - (désignant Kolt) Il serait trop froid !
KOLT. - Vous auriez...
TOUS. - Nous serions vraiment très chauds !
(à distribuer)
- On disait que dehors, les enfants...
- Oui, on disait que...
- dehors...
- les enfants...
- les enfants...
LA MERE. - C'est l'heure !
LE PAPA. – L'heure c'est l'heure !
EVA. – Ah, la bonne heure !
KOLT. – La dernière heure !
INNOCENT. – A tout à l'heure !
EVA.. – A tout à l'heure !
LE PAPA. – A tout à l'heure !
LA MERE. – A tout à l'heure !
KOLT. – Moi, je reste ! (tout le monde sort, sauf Kolt. Noir. Les oiseaux se réveillent. Sonnerie scolaire. On entend les cris des enfants dans la cour de récré. Ils se transforment en cris d'adultes horrifiés. Noir. On entend une chaise qui tombe d'un banc).
-2-
La première scène de Kolt seul
(Ce qui frappe, c'est l'ordre impeccable de la pièce, sauf une chaise qui semble tombée d'un banc. Un tableau net, avec une récitation sur le printemps dans le genre de celle-ci :
« Au printemps on est un peu fou
toutes les fenêtres sont claires
les près sont plein de primevères
on voit des nouveautés partout.
Oh ! Regarde sur cette branche verte
ses feuilles sortent de l'étui
une tulipe s'est ouverte.
Ce soir il ne fera pas nuit
les oiseaux chantent à tue-tête
et tous les enfants sont contents.
On dirait que c'est une fête
Ah ! que c'est joli le printemps ».
Les bancs sont bien rangés, on sent la "remise à neuf". Essoufflé, Kolt, le visage très blanc, est dos à la porte, arc bouté. Il la ferme à clé. Il pousse un cri épouvantable. Il va s'asseoir alternativement sur chaque banc, l'ouvre et le referme en poussant à chaque fois son cri. Il ouvre et referme tout ce qu'il est possible d'ouvrir ou de fermer : poubelle, armoire, derrière le tableau,... Pour finir, il s'assied derrière "son" banc. Il l'ouvre et en sort quelques bouteilles de vin qu'il commence à boire.)
KOLT. – Ça commence, nom de Dieu, ça commence ! Faut que je reste là. Faut pas bouger. Attendre (regard vers la fenêtre). Nous verrons bien qui se fatiguera le premier ! Nous verrons bien ! Petits cons ! Petits cons ! Petits cons !
Le p'tit Colignon est un cornichon ! Un gros cochon ! Un sale troufignon !
Ton devoir, un sale torchon ! Va falloir faire le ménage dans ta tête avec ça, Colignon ! Tête d'oignon !
Te restera plus grand chose d'autre à faire dans la vie si t'es pas capable de faire autre chose que des torchons : devenir le larbin des autres ou devenir une crapule !
"La semelle", prend deux l !
"Le coup de pied au cul" : c-u-l !
"Prendre", e-n ! e-n !
"Enculé", avec un seul l.
"Bernard, le conard..." avec d, pas avec t !
Comment ne pas tourner mal avec un tel manque d'orthographe et un tel vocabulaire !
Même en calcul, t'es nul !
Qu'est-ce que la société va faire avec des tarés comme toi, Colignon !
Non, c'est pas ça !
Ça commence pas comme ça !
Faut que je reste là. Faut pas bouger. J'attends... (regard vers la fenêtre)
Nous verrons bien qui se fatiguera le premier ! Nous verrons bien !
Petits cons ! Petits cons ! Petits cons !
Si tu avais bien voulu, je t'aurais sorti de là, p'tit gars.
Tu serais venu prendre des cours particuliers.
Tu aurais rattrapé ton retard.
Ta maman aurait acheté un gros gâteau pour fêter ta réussite.
Tu serais devenu un chic type.
Les gens auraient dit plus tard : « Vous savez, cet homme-là, le célèbre Mr Colignon, eh bien, il a été chez Bernard Kolt quand il était petit. C'est un peu grâce à lui qu'il est arrivé si loin... Tout le monde devrait avoir quelqu'un comme ça sur sa route. »
Mais non ! Mais non !
Le ver est dans la pomme, le ver s'accroche à la pomme ! Les pommes disparaissent, les vers restent. (il boit un coup)
Séparer le bon grain de l'ivraie.
Couper, trancher, éloigner, jeter plus loin, renvoyer !
Non, c'est pas ça !
Ça commence pas comme ça !
Faut que je reste là. Faut pas bouger. Attendre. (regard vers la fenêtre)
Nous verrons bien qui se fatiguera le premier ! Nous verrons bien !
Petits cons ! Petits cons ! Petits cons !
***
La chanson du tableau noir
Ils font des grimaces,
des horreurs dans mon dos.
Que faut-il que je fasse,
fasse, face au tableau ?
Ils font des grimaces,
ils disent des gros mots
Je les entends hélas
face, face au tableau.
Que faut-il que je fasse
quand j'ai le coeur si gros ?
Mon coeur chavire hélas
je pleure face au tableau.
Je m'attends au pire
face, face au tableau.
Un nuage, ça passe,
une larme, ça s'efface.
Le tableau, dans mon dos
dans mon dos, le tableau,
le tableau reste noir...
J'aime pas le dessin
Le noir, c'est ma couleur
Pour que rien ne bouge
J'ai barré de rouge
Les signes du destin
Quel cadeau, ce malheur !
-3-
La scène de l'entrée de La Mère
(On entend des cris d'enfants, des "wouh hou!" d'indiens,
Kolt est seul. Il boit. Il écrit rageusement au tableau sans que rien ne s'inscrive, en jetant des regards rapides derrière lui. Il slalome de bancs en bancs, prend une règle et se met à taper sur toutes les mains imaginaires jusqu'à briser la règle,... On entend des pas rapides, quelqu'un frappe.
N.B : tous les personnages sortiront l'un d'une armoire, l'autre d'une penderie, l'autre encore d'un banc, de dessous l'estrade, du plafond, ...
Sans que ça ne soit mentionné dans ce qui suit, un jeu s'installe avec la bouteille, une bouteille qui semblerait nécessaire à tout le monde.
LA MERE. – Bernard ! Bernard ! Ouvre ! Ouvre-moi ! Vite ! Vite ! Bernard !
KOLT. – Qu'est-ce que tu fais ici ?
LA MERE. – Je suis ta maman. Je dois être à côté de toi.
KOLT. – Toi, si j'avais tué mon père et ma mère, tu serais encore à mes côtés.
LA MERE. – Papa est mort, Bernard.
KOLT. – Oui, il ne m'a pas laissé le temps ! Toi, par contre...
LA MERE. – Tu as bu ! Tu sens le vin !
KOLT. – Une vulgaire piquette pour m'encanailler un peu... Réserve personnelle en cas de coup dur.
LA MERE. – Mais comment... comment avez-vous fait ?
Tout ça va mal finir !
Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !
KOLT. – Laissons Dieu là où il n'est pas, tu veux bien !
LA MERE. – Nous en aurions pourtant bien besoin en ce moment, tu ne crois pas ?
KOLT. – Je ne crois qu'à St Georges, la Nuit !
LA MERE. – Qu'est-ce qui leur prend ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Bernard ?
KOLT. – Ah ! Pour une fois que j'arrive à quelque chose !
LA MERE. - Tu deviens cynique !
KOLT. - Cynique, je prends ! Tu en as d'autres ?
LA MERE. – Tu étais pourtant si réservé avant, si timide, trop...
KOLT. – Je n'étais rien. Je ne suis plus rien. Personne n'est quelque chose.
LA MERE. – Je comprends... Tu dois être en état de choc ! C'est ça, Bernard ?
Si tu veux, j'ai un calmant, dans mon sac... Attends, je vais le trouver... Tiens... Tiens... Prends ça... Après... tu te sentiras beaucoup mieux... (il avale la pilule).
Ça va aller... ça va aller...
KOLT. – Si je pleure...
LA MERE. – (le prend dans ses bras) Mon petit poulet, mon tout petit poulet. Pleure, ça te fera du bien, faut pas garder tout ça en toi, c'est pas bon.
KOLT. – Si je pleure, c'est encore fichu.
LA MERE. – Fichu ? Faut pas dire ça... Pourquoi fichu ?
KOLT. – Ils vont rire, ils vont se moquer de moi, ils vont me marcher dessus.
LA MERE. – Allez, qu'est-ce que tu racontes ?
KOLT. – C'est pas toi qui disait qu' « un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête » ?
LA MERE. – Oh, tu sais... J'en ai dit de ces choses...
KOLT. – Dis-les encore !
LA MERE. – Dire quoi ?
KOLT. – Dire ça : « les enfant... si... vous... »
LA MERE. – « ...si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête ? »
KOLT. – Oui, dis-le, maman...
LA MERE. – « Un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête ! »
KOLT. – Non, pas comme ça !
LA MERE. – Oh ! Bernard !
KOLT. – Dis, comme avant : « Un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête ! »
LA MERE. – « Un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête. » Comme ça ?
KOLT. – Mieux, maman, tu peux faire mieux...
LA MERE. – « Un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête. »
KOLT. – Avec conviction, maman.
LA MERE. – Mais, poulet... « Un... Un... »
Non, je ne peux pas !
KOLT. – Si... Tu peux... Je sais que tu peux...
LA MERE. – Non Bernard !
KOLT. – Si... Allez... Maman... Maman !
LA MERE. – « Un enfant, si vous n'y prenez pas garde, ça vous danse sur la tête ! »
KOLT. – Tu vois que tu peux... Tu pourrais faire n'importe quoi... Hein maman...?
LA MERE. – N'importe quoi... ?
KOLT. – Pour moi.
LA MERE. – Pour toi, oui, pour toi. C'est normal, je suis ta mère.
KOLT. – Oui, c'est normal. Tout a toujours été tout à fait normal.
Tu ferais le tour du monde, hein ? Maman ? Pour moi !
LA MERE. – Oui, je ferais le tour du monde... pour toi !
KOLT. – Tu mangerais des asticots... pour moi...
LA MERE. – Si c'était vraiment nécessaire... pour toi...
KOLT. – C'est !
LA MERE. – Oui, je mangerais...
KOLT. –... des asticots...
LA MERE. – Je mangerais... des asticots... pour toi !
KOLT. – Tu sauterais à l'élastique !
LA MERE. – (commence à jouer) Pffff... Oui, à l'élastique, tiens... Allez ! A l'élastique ! Tic !
KOLT. – Pour moi !
Tu te jetterais à l'eau !
LA MERE. – Plouf ! A l'eau ! Oh !
KOLT. – Pour moi, tu détournerais le cours d'une rivière...
LA MERE. – Tournez ! Tournez ! Tournez ! Ouh ! Ça tourne ! Ça tourne... Pour toi...
KOLT. – Pour moi, tu te mettrais une plume dans ton derrière de mère...
LA MERE. – (rigole) Une plume dans le derrière ! « Mon truc en plumes » ! Cot cot cot cot !
KOLT. – Tu me servirais de carpette ! A moi !
LA MERE. – Pet ! Carpet diem !
KOLT. – Tu me tuerais, maman, si c'était nécessaire.
LA MERE. – Je te... (s'interromp) Je te ... ?
KOLT. - Pour mon bien, tu me tuerais, ma petite maman, si, si, si !
LA MERE. - Non... non, non ! Pas pour ton bien !
KOLT. – Pourquoi pas, c'est normal, les mamans, ça tue les enfants, non ?
LA MERE. – Mon Dieu, Bernard, Bernard !
KOLT. – Je crois que ton calmant a fait beaucoup d'effet. Je me sens beaucoup plus calme. Oui, vraiment, beaucoup plus calme ...
LA MERE. – (en prend un aussi, avale un verre de vin pour faire passer) Oui, ça marche assez bien, ça va passer, ça va passer.
-4-
La scène de l'entrée du papa
(Entrée du papa du petit Colignon)
LE PAPA. - Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer !
(il tombe du plafond, il porte une malette)
LE PAPA. - Ils sont enragés, tous ! Faut plus sortir d'ici !
LA MERE. - (toujours dans l'état de la scène précédente) Ça va passer ! Ça va passer !
LE PAPA. - Comme vous y allez, vous ! Ça passera pas, ça cassera, ça oui ! Y'a pas photo !
KOLT. - (semble émerger) Tiens, le papa du petit troufignon !
LE PAPA. - Hein ?
KOLT. - Le papa de ce torchon de petit Colignon !
LE PAPA. - Vous... vous... Vous sentez le vin !
KOLT. - Vous, vous... Vous sentez !
LA MERE. - Monsieur, Monsieur... Cofignon, ça va passer ! Ne l'écoutez pas ! Il n'est pas dans son état normal.
LE PAPA. - Colignon, madame... madame ?
LA MERE. - Je suis la maman de Bernard, monsieur Cotillon !
KOLT. - Monsieur, le papa du petit oignon, ma mère est dans un état stationnaire ! Elle ne bougera plus ! Elle sera toujours ma mère !
Moi, je suis dans un état que je ne connais pas...
... et que je sois son fils ou non m'importe peu...
Et vous, monsieur le papa du petit con, votre état ?
LE PAPA. - J'étais le papa d'un petit garçon... Je... Je suis toujours le papa d'un petit garçon ! Je suis en fâcheuse position. J'ai bien peur de ne rien comprendre à la situation. Il faut faire attention, sinon... nous risquons fort de nous faire fumer les jambons...
(tout au long de la pièce, ils iront voir, se feront des signes pour donner des nouvelles aux autres, joueront à ouvrir ou ne pas ouvrir la porte.)
KOLT. – Ils sont toujours là ?
LE PAPA. – Plus que tout à l'heure.
KOLT. – Qu'est-ce qu'ils font ?
LE PAPA. – Un feu... Un grand feu... Ils dansent... On dirait que... Non... j'ai du mal voir... Une poupée... C'est une poupée...
KOLT. – Ah !
LA MERE. – Oh... De si belles poupées !
KOLT. - Eh !
LA MERE. - Je suis la maman de Bernard. Je le bercerais encore pour qu'il s'endorme le soir.
KOLT. - Je suis noir .
-5-
La scène de l'entrée d'Innocent
(Apparaît subitement Innocent, un africain)
INNOCENT. – Nous sommes cuits ! Pas moyen de passer...
LE PAPA. – Fermons tout, vite !
(On entend, au loin, des rires d'enfants, la chanson "vive les vacances". Ils ferment « tout » ce qu'il est possible de fermer sur scène.)
LA MERE. – Vérifiez encore une fois, on ne sait jamais.
LE PAPA. – Elle a raison, on ne sait jamais.
Alors ?
INNOCENT. – Il fait meilleur ici que dehors.
KOLT. – Vous trouvez, vous ?
LE PAPA. – Tu sors, t'es mort !
KOLT. – Une façon de voir les choses...
LE PAPA. – C'est du tout vu ! Moi, je-ne-bouge-pas !
LA MERE. – Je ne comprends pas... comment est-ce Dieu possible ?
KOLT. – Terminus ! Tout le monde descendu !
LA MERE. – (en confidence) Dites-moi, Monsieur... Monsieur ?
KOLT. - Innocent !
LA MERE. - Monsieur ?
INNOCENT. Monsieur Innocent ! Madame... ?
LA MERE. - Je suis la maman de Bernard, cher monsieur... Innocent !
LE PAPA. - Je suis le papa d'un petit garçon... Un petit qui...
KOLT. - J'ai une mère, j'ai une mère...
Vous avez une mère, vous ?
INNOCENT. - (il ne répond pas)
KOLT. - Et vous, vous avez une mère, un père peut-être... ?
LE PAPA. - Bien sûr que j'en ai ! En voilà une question !
KOLT. - Et... ils ne sont pas là, avec vous ?
LE PAPA. - Ben non, ils sont trop vieux. Je suis trop grand pour ça !
LA MERE. - (à Innocent) Dites-moi, Monsieur Innocent, c'est si grave que ça ? Un petit accès de mauvaise humeur, un petit mai 68 de province... Non ?
Non ?
LE PAPA. – (idem) Dis-moi, vieux, tu l'as vu, mon fils, avec les autres ? Il était avec eux ? Tu vois pas qui c'est ? Le petit avec un pantalon de camouflage... celui qui a des baskets qui cIignotent quand il court... Tu vois ? Tu l'as vu ? Il était aussi... autant... que les autres ?
Ils vont se fatiguer, non ?
INNOCENT. - (il ne répond pas)
LA MERE. - Dites-moi un peu comment vous avez fait pour arriver jusqu'ici ? INNOCENT. - (il ne répond pas)
KOLT. – (idem) Innocent, un p'tit verre ?
INNOCENT. – NON !
-6-
La scène du chat
KOLT. – Une poupée ?
LA MERE. – Bernard ! Fais quelque chose !
KOLT. – Je vais me rendre !
LA MERE. – C'est pas ce que...
LE PAPA. – Ca va pas, vous !
KOLT. – Oh ! Vous ! Vous ! Si vous aviez mieux éduqué votre fils !
LE PAPA. – Mais... J'ai rien fait, c'est pas d'ma faute si...
KOLT. – C'est bien ce qu'on vous reproche ! A vous... et à vos pareils !
LE PAPA. – Je ne comprends pas... mon fils n'a jamais manqué de rien...
KOLT. – ... d'une bonne claque !
LE PAPA. – Pardon ?
KOLT. – Ca ne se trouve pas dans les grandes surfaces, les bonnes claques !
LE PAPA. - Hé, c'est pas parce qu'un enfant est un peu turbulent que... Vous n'avez jamais été jeune, vous ?
LA MERE. – C'est vrai... Il m'en a fait voir de toutes les couleurs quand il était petit !
(aux autres) Son père lui en a retourné plus d'une !
KOLT. – Maman !
LA MERE. – Il nous a tout fait, à son père et à moi : les grenouilles dans le cartable du prof de religion, du pipi dans la bouteille du vin de messe, les pailles dans le derrière des sauterelles, le feu dans les nids de guèpes, les casseroles à la queue du chien,...
KOLT. – Maman !
LE PAPA. - Plus catholique que l'pape, hein ? !
LA MERE. – Oh ! Et le hamster dans le micro-ondes...
KOLT. – Arrête !
LA MERE. – Pauvre bête !
Et... je ne parle pas du chat...
KOLT. – Non, tu ne parles pas du chat !
INNOCENT. – Le chat ? Quel chat !
LE PAPA. – Ah oui ? Un chat ? Quel chat ? Hein ? Quel chat ?
LA MERE. – Il... (regard de Kolt)
Je ne parle pas du chat, non, non, je ne parle pas du chat...
Pauvre petite chose...
Vous n'avez pas trop chaud, vous ?
LE PAPA. – C'est facile de me lancer la pierre ! Personne ne m'a jamais appris, ça, à moi...
(les autres le regardent).
LE PAPA. – ... à être papa. (à Kolt) Vous ne savez pas ce que c'est, vous : être papa !
KOLT. – Mais c'est pas parce que je ne suis pas papa, moi... que je... Et... Je ne vois pas pourquoi je serai papa, moi !
LE PAPA. - Ca m'est tombé dessus, comme ça ! D'un coup, j'étais papa !
Mon père : « T'as bien fait ça, fiston ! Félicitations ! Je suis fier de toi ! »
Ma mère : « Mon p'tit gars, tu ne pouvais pas me faire un plus beau cadeau ! »
Ma soeur : « J'aurais jamais cru ça de toi ! Toi ?... papa ! Ah ah ah ! »
Les copains : « Te voilà responsable, fieu ! »
Et ce p'tit animal que je ne connaissais pas et qui beuglait dans mes bras !
LA MERE. – ... cette petite chose...
LE PAPA. – « Bienvenue au club ! »
LA MERE. – « Vous ne serez plus jamais tranquilles !»
LE PAPA. – « A toi de jouer ! » C'est ce qu'ils vous disent.
KOLT. – Et ça n'est plus du jeu...
(un temps, la mère va à la fenêtre)
LA MERE. – De mon temps, nous ne réfléchissions pas à tout ça ! Une bonne claque sur le derrière !
KOLT. – Nous ne sommes plus dans ton temps !
INNOCENT. – Dans mon pays...
KOLT. – Vous entendez ?
LE PAPA. – Rien...
INNOCENT. – Rien...
KOLT.– C'est trop calme.
LA MERE. - Les parents étaient plus stricts ! « Système caserne ! », il disait, ton père. Tu te souviens... Bernard ?
(Kolt est à la fenêtre et semble ne rien écouter)
INNOCENT. – Dans mon pays... si tu vois un gamin qui fait une connerie, tu l'attrapes et tu le corriges. Et tu le dis au papa. Et le papa le bat aussi.
LE PAPA. – Eh ! On n'est pas en Afrique ici !
INNOCENT. – Non... Nous sommes où ?
LA MERE. – Faites des enfants !
KOLT. – Tirez la chasse, oui !
LE PAPA. – 10 ans, nous avons mis ! 10 ans ! Ça marchait pas ! A la fin, on ne baisait plus que pour ça !
LA MERE. – Moi, avec ton père, ça a marché du premier coup, sans même y penser. Et puis, les gens de mon époque, ils ne se posaient pas toutes ces questions...
Dans notre famille, les femmes sont plutôt des bonnes pondeuses.
LE PAPA. – "Procréation médicalement assistée"... traitements hormonaux... Fallait
même plus baiser, juste aller cracher un p'tit coup à l'heure du rendez- vous.
LA MERE. – Vous aviez les petits têtards un peu fatigués ? Avec la vie que vous menez
tous aujourd'hui, c'est pas étonnant !
LE PAPA. - Y'en avait deux, on a décidé d'en faire partir un...
LA MERE. - Vous aviez l’âge pourtant ! Et la casserole était déjà cassée...
INNOCENT. – Un instrument pour une méchante musique... (il semble émerger, après une absence, d'une longue réflexion intérieure. Silence)
LA MERE. – Bah, nous n'en sommes plus au temps des cavernes, faut rester à la page ! Et puis, tout le monde fait ça de nos jours : on en surgèle quelques uns et on passe la main aux médecins !
INNOCENT. - Par les temps qui courent, les visas coûtent de plus en plus cher.
Les sorties, ça ne leur dit plus grand chose, aux spermatozoïdes...
LE PAPA. - Eh ! Les enfants congelés, c'est aussi bon que les autres...
LA MERE. - C'est peut-être même meilleur...
LE PAPA. - C'est...
LA MERE. - C'est plus propre.
LE PAPA. – Ma femme a accouché d'un monstre...
LA MERE. – Vous n'avez jamais eu envie d'en avoir un autre ? Parfois, le deuxième...
le deuxième est mieux que le premier...
LE PAPA. – Je le voulais, moi, ce gosse ! Nous avions tout prévu : nous les mettions en route en hiver, il naissait en été. Sa maman avait programmé les séances d'haptonomie, la gymnastique prénatale, l'ostéopathie... pour les os de son crâne (il fait le geste), la crèche avec les jeux sécurisés, les vaccins, les jouets noirs et blancs « pour le stimuler », les tapis d'éveil, les livres de recettes avec spécialités pour bébés, la psychomotricité, le logopède, le dentiste, la pédopsychiatre, le pedodentiste, les cours de piscine, les cours de danse, les cours de ju-jutsu, les cours d'équitation, les cours de tennis, les cours de violon...
Avec sa mère, vous auriez-vu, il était toujours bien sapé, « propre sur lui ». Ma bergère, c'est la reine des lessives, elle ne lésine pas sur l'adoucissant ! Tenez ! Sentez ! (il fait sentir son T-shirt)
voulais qu'il ne manque de rien, qu'il ait tout ce qu'il lui faut, la même chose que ses copains : j'ai jamais supporté de voir un enfant pleurer.
Le train électrique, l'avion télécommandé, le circuit de voiture, le robot, le baby- foot, les DVD, ... Il a tout eu, la télé dans sa chambre, un frigo,... Pas question de radiner.
LA MERE. – De mon temps, les enfants s'amusaient avec un rien : un bâton, une poupée en chiffon, une roue de vélo... (elle regarde Innocent, fort absent) En Afrique, ils n'ont rien, ces malheureux, et... voyez, comme ils sont ingénieux !
Bernard, tu te souviens de cette petite voiture adorable qu'on avait ramenée du Sénégal ? Entièrement faite avec des boites de conserve ! Et les animaux en fil de fer... Amusant... Et...
INNOCENT. – (ailleurs)... ils sont si ingénieux qu'ils ont trouvé le moyen de faire
des voyages pas trop chers avec des tubes de colle...
LA MERE. – Des voyages, avec... avec de la colle ? Mais... je ne vois pas
comment... ?
KOLT. - Laisse tomber, maman !
INNOCENT. - Y'en a même qui y arrivent en broyant leurs chaussettes...
Encore moins cher !
LA MERE. - (rigole bêtement) Leurs... leurs...
KOLT. – Maman...
LA MERE. – ... leurs chaussettes !
INNOCENT. – Sales !
LA MERE. – Sales ?
KOLT. – Maman !
INNOCENT. – Attendre une bonne année avant d'enlever ses chaussettes. Ensuite, piler les chaussettes, ajouter des rognures d'ongles... sales... Mettre tout ça dans du papier à cigarette et... prendre son pied !
La chanson de la mère
Vous allez me trouver ringarde.
De mon temps, de mon temps
les poules auront certainement des dents,
la moule se mariera à l'orang-outang
Vous allez me trouver ringarde.
De mon temps, de mon temps,
les loups bêlent avec les moutons blancs
et les vieux ont l'air d'avoir vingt ans
C'est mon temps, c'est mon temps
Mon temps d'hier, celui qui vient
Celui qui meurt, celui qui advient.
Vous me trou, me trouvez périmée.
Les graines, les graines qui ont germé,
les mémés, les vieux les ont semées.
Et nos salades vous rendent malades.
Ce sont vos combats, l'arrière-garde.
Ils n'effaceront pas tout ce temps
passé à vous jeter des bâtons
dans la roue de vos nouveaux printemps.
-7-
La scène de l'entrée d'Eva
(Un pied sort d'une armoire, ou d'un banc,...)
EVA. - Aidez-moi ! Laissez-moi entrer ! Aidez-moi à sortir de là !
(Ils vont l'aider à sortir)
EVA. - C'est moi ! C'est moi !
(Innocent va ouvrir, entrée d'Eva, visiblement très enceinte. Tout le monde la dévisage)
EVA. - C'est moi ! Eva ! Eva !
LE PAPA. – Ils vous ont laissée passer?
EVA. – Oui... oui... Oh... C'est affreux...
LA MERE. – Vous avez vu ?
EVA. – Oui, tout, tout vu... Quelle odeur... Quelle chaleur...
LA MERE. – Qu'est-ce qu'ils mijotent ?
EVA. – Je ne sais pas... Oh...
INNOCENT. – Vous voulez vous asseoir ?
EVA. – Oui, merci.
LA MERE. – (à Eva) C'est pour quand ?
EVA. – Dans un mois.
KOLT. – Vous êtes certaine ?
EVA. – Mais... oui ! Enfin... on ne sait jamais...
LA MERE. – Avec ces choses là, on ne sait jamais...
EVA. – On ne sait jamais.
KOLT. – Chuuttt ! Nous sommes sur écoute.
EVA. – Pardon ?
(regard vers le ventre de la femme enceinte)
KOLT. – Vous l'avez voulu ?
EVA. – Quoi ?
KOLT. - Ça, là... ?
EVA. – Bien sûr ! Quelle question ?
KOLT. – Vous le voulez encore ?
EVA. – (pleure) Mais, mais... Je... Je les veux...
LE PAPA. – Les...?
LA MERE. – C'est extraordinaire... des jumeaux !
EVA. – Non... pas des jumeaux... (plus bas) Enfin... il y en a plusieurs...
KOLT. – Aaaaah ! Aaaaah ! Vous êtes folle !
EVA. – Mais c'est vous qui devenez fou !
LA MERE. - Si on pouvait sortir d'ici !
INNOCENT. – Ils attendent !
EVA. – Ils attendent quoi ?
KOLT. – Qu'ils sortent peut-être (en montrant le gros ventre)... Après (fais le signe "égorgé").
LE PAPA. – Dites donc, chez vous ils n'étaient pas fatigués les petits têtards. Il me semble que, dans votre cas... Y'a d'la place pour tout le monde...
KOLT. – (à Eva) Vous n'avez pas honte !
EVA. – Mais... Je...
KOLT. – La terre s'enfonce de plus en plus sous le poids de ces enfants que vous ne pouvez pas vous empêcher, tous, de mettre et de remettre au monde, ces enfants que vous êtes incapables d'élever vous-mêmes, ces animaux que vous allez lâcher ensuite dans la nature. (désigne le ventre d'Eva) Les connaissez-vous, au moins, ces... ces... « terroristes»?
EVA. – Je les sens. Ils bougent...
KOLT. - Attention !
EVA. – (elle regarde derrière elle, ne voit rien) ?
KOLT. – C'est dangereux...
EVA. – ?
KOLT. – Les enfants... quand ils bougent... C'est dangereux...
(à Eva, suspicieux) Vous êtes de quel côté vous ?
EVA. – Je les aime déjà.
KOLT. – Et eux ?
EVA. – ?
KOLT. – Ils vous aiment ?
EVA. – Ce qui compte, c'est que, moi, je les aime, non ?
KOLT. – Moi, je ne les aime pas, je ne les aime pas, pas du tout, du tout, du tout... (il la regarde intensément)
EVA. – Laissez-moi ! Au secours ! Au secours !
INNOCENT. – Laissez-la tranquille ! Calmez-vous !
LE PAPA. – (à Innocent) Vous avez raison. Il faut qu'il se calme.Calme-toi, fieu !
LA MERE. – Oui, vous avez raison !
Bernard, calme-toi...
Calme-toi, mon poulet ...
(aux autres) Ça va passer !
KOLT. - Ça ne passe plus ! Sortez tous de ma vue !
LA MERE. - Tu as toujours eu un ...
EVA. - ... un coeur de pierre.
KOLT. – Que connaissez-vous des pierres, vous, les « mères » ?
LA MERE. - Je sais que tu...
KOLT. - Tu en as tant cassé, « maman »...
LA MERE. - Mais je...
KOLT. - ... Tu les a cassées, pour savoir ce qu'elles cachent à l'intérieur ?
EVA. - Mais vous êtes...
KOLT. - Me connais-tu, toi, femme étrangère !?
LA MERE. - Bernard, comme tu es...
KOLT. - Enfonce-les, tes griffes, chienne, gratte, gratte encore, cherche ton os...
LA MERE. - ... tu es dur, Bernard, dur !
KOLT. - Comment pourrais-tu savoir, toi, « maman qui m'aimes tant », ce que je suis vraiment dedans ?
LA MERE. – Mais je t'ai fait, moi ! Je t'ai fait ! Je...
KOLT. – Moi aussi... Moi aussi... « je-t'ai-fait » !
(à Eva) Et, ceux-là, dehors, vous les aimez aussi ?
EVA. – Ce sont des enfants !
KOLT. – Justement !
INNOCENT. – Non, plus des enfants !
LE PAPA. – Justement !
LA MERE. – J'aurais bien aimé avoir des petits enfants:
« Déjà ? Mon dieu ! Mon petit garçon va avoir un bébé.
Ça me fait un coup, tiens !
Grand-mère, comme tu y vas, toi !
Coquin, va !
Petit cachottier !
Attendez tout de même trois mois avant de l'annoncer, on ne sait jamais… s’il n’était pas bien accroché… »
Qu'est-ce que je t'ai fait, Bernard ?
INNOCENT. - Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, les vivants ?
(à Eva) C'est... Ce sont vos premiers ?
EVA. – (elle n'ose pas répondre)
LA MERE. – (plus fort) Ce sont vos premiers ?
EVA. – Euh... non... non, non...
LE PAPA. – Vos... deuxième et troisième ?
EVA. – Euh... non... non, non...
INNOCENT. – Vos... troisième, quatrième ?
EVA. – Euh... non... non, non...
KOLT. – (menaçant) Combien ? Combien ?
EVA. – Je, j'en... j'en ai... j'en ai quelques autres...
INNOCENT. - (amusé) « Quelques » beaucoup ? Oui ? (elle confirme de la tête) Beaucoup d'autres ?! (idem)
KOLT. – (blanc) Combien beaucoup ?
LA MERE. – Laisse-là tranquille, Bernard !
LE PAPA. – Dans son état !
INNOCENT. – Quand on aime, on ne compte plus !
EVA. – Oui, c'est ça !
INNOCENT. – J'ai entendu dire que... il y a longtemps de ça... des femmes étaient connues pour avoir donné naissance à des animaux... des chats, des lièvres, des cochons, des poulets, des lapins. Il paraît qu'elles pouvaient aussi accoucher de satyres ou de centaures.
Parfois même, le bébé était tout en sel et se cassait en sortant du ventre de sa maman...
D'autres enfants seraient sortis de la cuisse ou de la tête de leur papa... tout habillés, en armure.
D'autres encore ont dû couper la quéquette de leur papa avec une serpette pour parvenir à voir le jour : la quéquette bouchait la sortie
LE PAPA. - Encore des histoires de cannibales !
INNOCENT. – Ce sont vos histoires « blanches », Monsieur !
LA MERE. - Vous n'avez pas honte de raconter de telles horreurs devant une femme
enceinte !
EVA. - Laissez... Laissez... Ce ne sont que des histoires.
LE PAPA. - (à la fenêtre) Des histoires à dormir debout !
EVA. – Quand un enfant me traverse, rien n'est plus comme avant.
LA MERE. - Toi, Bernard, tu avais le visage si vieux quand tu es né.
LE PAPA. – J'ai entendu dire que nous saurions déjà tout à la naissance et qu'après un ange...
KOLT. – (en regardant par la fenêre) Ils savent tout ce qu'il faut savoir pour devenir de grands singes hurleurs, ils savent tout ce qu'il faut savoir pour mordre, pour griffer, pour torturer...?
Ils sont capables de tout, dès leur naissance !
Et puis, il tous les passer à la raboteuse, oui !
LA MERE. – Tu dérailles, Bernard !
KOLT. – Tu ne vois pas qu'on va droit dans le mur !
Qu'on me laisse quitter la voie avant la fin !
LE PAPA. – Si je pouvais foutre le camp d'ici !
La chanson des réveillés
Nous sommes les réveillés,
l'insécurité du foyer.
Nous arrivons, nous arrivons,
toujours à l'heure,
toujours, horreur,
nous arrivons, nous arrivons
toujours pour tuer.
Tuons, tuons, tuons
Tuons le temps.
Taillons, taillons, taillons
taillons dans l'lard
Cassons, cassons, cassons
cassons les rangs.
Aux rendez-vous d'l'histoire,
les adultes sont en r'tard.
Avant qu'il soit trop tard :
taïaut taïaut taïaut !!!
-8-
La scène de la fécondité d'Eva
EVA. - Vous savez... des bébés... j'en ai toujours eu...
Les bébés, ils me viennent comme ça...
Je regarde un homme... (elle regarde Kolt)
L'homme me regarde...(il se détourne)
Je traverse les yeux de l'homme... et je pars chercher l'enfant tout au fond...
Il y en a toujours un qui est prêt !
Il y en a toujours un qui n'attend que ça...qui attend que je vienne le chercher.
KOLT. - Ça ne vous arrive jamais de rencontrer des bébés qui choisiraient sagement de rester où ils sont... ?
EVA. - Les hommes qui portent ces bébés-là, je ne les regarde pas.
Ces enfants-là, je ne les vois pas.
LE PAPA. - Tout compte fait, c'est pas plus mal... Hein ? Pas besoin d'aller cracher son coup, pas de congélation...
Totalement écologique... économique...
C'est... (il regarde la mère) « plus propre »...
Hein, « maman » ?
LA MERE. – J'ai toujours voulu être mère. J'étais faite pour ça... dans mes tripes.
KOLT. – (Il rit) « Dans mes tripes ! »
LA MERE. – Bernard ! Tu n'as jamais manqué de rien. J'ai toujours été là quand tu...
KOLT. – Oui, maman, tu as toujours été là... « dans mes tripes » !
-9-
La scène du lion
LE PAPA – Bon ! Ça commence à bien faire ? J'mangerais bien un dagobert, moi !
EVA. – Moi aussi, je commence à avoir faim.
LA MERE. - « Mange ta main... »
LE PAPA. – « ... garde l'autre pour demain ».
EVA. – « Mange ton pied... »
INNOCENT. – « ... garde l'autre pour ton voisin... »
LA MERE. – Ils vont se calmer.
EVA. – J'ai toujours faim...
KOLT. – (montre le ventre d'Eva) Vous... ? Ou eux ?
INNOCENT. – Ce qui manquerait, ici, aux jeunes, ce serait... un lion...
KOLT. – Oui... un lion pour les bouffer tous !
INNOCENT. – ... un lion... à chasser... à mériter.
LE PAPA. – ... ou un éléphant.
EVA. – ... ou une baleine...
LA MERE. - ... ou... Oui ! Ou une baleine !
KOLT. - « A la chasse à la baleine, je ne veux plus y aller maman »...
LE PAPA. – ( à Innocent) T'as chassé le lion, toi ?
INNOCENT. – Moi ? Non... Non... Mon grand-père, lui, oui.
EVA. – Et alors... Ton grand-père ?
INNOCENT. – Alors, il est passé de l'autre côté...
LA MERE. – Votre grand-père... Décédé ?
INNOCENT. – Mon grand-père, guerrier !
LA MERE. – (regarde par la fenêtre) Des sauvages, des sauvages !
INNOCENT. – Fallait bien que ça morde un jour où l'autre !
EVA. - Le feu couvait sous la cendre...
KOLT. - « Bandits, voleurs, chenapans... »
INNOCENT. - « C'est la chasse aux parents ! »
LA MERE. - Qu'est-ce qu'il fait chaud !
EVA. - ... chaud...
LE PAPA. - ... chaud...
KOLT. - (il les regarde et ne dit rien)
(On les verra, au cours des scènes suivantes, avoir de plus en plus chaud, ils ôteront certains de leurs vêtements, s'éventeront, sauf Kolt qui, au contraire, gardera les siens bien fermés.)
La scène du travail du papa
(Le papa se déshabille en rangeant ses vêtements sur une chaise, avec beaucoup de soin, et ne garde qu'un slip, style string. Les autres le regardent. Il est tatoué, porte une chaîne en or et il a gardé ses chaussettes).
LE PAPA. - Tout compte fait, moins on en met, mieux on se porte !
EVA. - Vous... vous vous portez assez bien, vous ...
LE PAPA. - (montrant le ventre d'Eva) Ben, toi aussi, tiens... Tu... Tu portes bien, toi !
(il prend un déodorant dans sa malette et se parfume les aisselles)
(aux autres) Vous en voulez ? (personne ne réagit)
C'est de la bonne ! (il se « sniffe » les aisselles)
Moi, j'aime ça, quand ça sent bon ! « Don't smoking, don't smelling » !
Vous pouvez en prendre... J'en ai tant que je veux ! (il en sort de sa malette) Pour vous, messieurs, pour vous aussi ,mesdames... J'en ai même pour les chiens, ça vient de sortir, ça cartonne un max ! Le « femelle », le « mâle »... Eh ! C'est pas la même chose ?
C'est mon boulot : représentant en déodorants. C'est bien... J'aime bien... ça me fait voir du pays. J'passe ma vie sur la route !
Tiens... hier, j'étais à l'Intermarché d'Issy les Moulineaux, le matin et, l'après-midi, au Champion de Melun. J'aime bien ça, conduire.
Je me sens maître, vous voyez ! Seul maître à bord, personne qui me commande, je trace ! Je m'arrête où je veux. Y'a personne dans mon dos pour me dire « fais ceci, fais cela... ». J'aime bien ça, la liberté.
Les petites vendeuses, elles aiment bien « ça » aussi, les représentants de commerce. Le représentant, pour la petite vendeuse, c'est l'air frais du dehors, le vent du large... ça sent meilleur que le responsable poissonnerie, quoi !
La seule chose... y faut du bagou, de l'aisance « articulatoire » et... pour les petites vendeuses... une « prestance jaculatoire »...
Un petit coup pour la route ! Et c'est reparti mon kiki ! Quelques kilomètres plus tard, c'est une autre histoire qui commence...
Ouais... Bon... C'est vrai que c'est un peu fatiguant... Vous en connaissez, vous, des boulots pas fatiguants ? Ben... je cherche... Enseignant, c'est fatiguant, peut- être, ouais... Y'a les congés ! (à Kolt) Hein ? Et quels congés, nom de Dieu ! Sacrés veinards !
Secrétaire, peut-être... toute la journée sur une chaise... tapote, tapote, tapote son petit clavier...caresse, caresse sa petite « souris »... Ouais... Bof !
Bah... Le mieux... Ce serait... « rentier »... Rien à foutre... S'allonger au bord de la piscine... Reluquer les gonzesses... leurs seins nus, leurs grosses fesses...
Salopes !
(caressant son ventre) Si vous faisiez comme moi, vous seriez plus à l'aise ! Faut pas vous gêner... Nous sommes entre nous... Mettez la viande à l'étalage ! Déballez le torchon ! Sortez les jambonneaux ! Montrez vos oignons ! Lâchez les pamplemousses ! Aérez le persil !
EVA. - J'ai horriblement faim !
LE PAPA. - C'est vrai que... les émotions, ça creuse ! Ça me donne faim, moi, quand je suis tout nu !
-11-
La scène des pommes
LA MERE. – (elle écrit) Ricotta, Linguine, tomates sèchées, artichauts, une boîte
d'oeufs, du parmesan, du basilic, de l'huile de truffes... (tout le monde la
regarde)
EVA. - ...des céréales, des 10h, des 4h,...
LA MERE. - (aux autres) Hé bien quoi, vous ne faites pas la liste de vos courses
quand vous avez faim, vous ?
EVA. - J'ai épouvantablement faim !
INNOCENT. - J'aurai toujours faim...
LE PAPA. – Mademoiselle, la carte ! Voyons... voyons... Qu'est-ce que vous nous conseillez aujourd'hui ? "Soupe de pois cassés aux lardons", « cochon de lait,
"jambonneau", "mignonettes", chiffonnade, coulis...
INNOCENT. – ... coula !
KOLT. – Tagliatelles...
LE PAPA. – ... alla romana, ma qué !
INNOCENT. – Cuisses de...
LA MERE. – ... grenouilles ?
LE PAPA. – Nouilles au sucre !
EVA. - Sucrées, les fraises !
LE PAPA. - Frites à la mayonnaise !
LA MERE. - Toyonnade !
KOLT. – Oiseaux...
INNOCENT. – ... sans tête, sans pattes, sans plumes !
LE PAPA. - Mitraillette au ketchup...
KOLT. - Chaud-froid de poulet...
LA MERE. - J'ai si chaud...
EVA. - Pot...
KOLT. – au feu !
(tous) "pot au feu",au feu, au feu !!!
LE PAPA. – Potée auvergnate !
INNOCENT. - Anguilles... au vert !
KOLT. – J'ai froid...
EVA. – Iles flottantes !
LA MERE. – Oranges givrées.
KOLT. - Bombe... glacée !
EVA. - Granité de sureau...
INNOCENT. – Forêt...
LE PAPA et KOLT. – noire (ils regardent tous Innocent).
(ils vont tous voir dans les bancs s'il ne reste rien à manger : un vieux chewing-gum sous une chaise, d'autres friandises « ludiques » (lacets, Pez, hosties, cuberdons, papier à manger,...)
INNOCENT. – Et celle-là, vous la connaissez ? L'histoire du petit garçon qui se réveille au contact d'un liquide froid et qui constate que son embarcation a dû faire naufrage ?
Le petit garçon nage, nage, ... puis, fatigué, il se laisse dériver, bercé par le clapotis des vagues.
Curieusement, progressivement, la sensation glacée du début disparaît, malgré le brouillard qui, étrangement, se fait de plus en plus dense. Le liquide dans lequel il se trouve lui paraît mouvant, comme animé par le fond marin d'où un léger grondement ronflotte à son oreille. Le petit bonhomme, porté par les remous, résistant à la noyade, s'épuise. Il commence à transpirer, le sel de sa sueur se mélange au liquide. Entraîné de plus en plus rapidement, il voltige dans les rouleaux d'une mer déchaînée et brûlante. S'amollissant, fondant de plus en plus, il reperd conscience et ne fait plus qu'un avec la turbulence bouillonnante.
- Alors, femme, demande l'ogre à son épouse, en rentrant de la pêche : quel bon repas me prépares-tu ce soir ?
- Mais, mon ami, le petit garçon que tu as cueilli ce matin dans les bois. Je crois qu'il sera juste comme tu les aimes : al dente !"
(les autres le regardent bêtement. Il éclate de rire puis se justifie) C'est un conte... italien !
(Ils trouvent plein de pommes dans un banc)
KOLT. – Qui a mis le ver dans la pomme?
LA MERE. – (prenant une pomme des mains du papa) Donnez-la moi celle-là !
LE PAPA. – Pourquoi ? Vous pouvez prendre toutes celles que vous voulez, y'a qu'a s'baisser !
LA MERE. – Donnez-la moi cel-le-là !
LE PAPA. – Pourquoi ?
EVA. – Parce que c'est la sienne !
LE PAPA. – Elle voit ça à quoi, elle ?
EVA. – (Eva et la mère saisissent la pomme et la croquent, ensemble)
A ça ! (elles montrent les traces de leurs dents).
(s'ensuit une scène où tous se ruent sur les pommes pour pouvoir croquer le premier dedans, ils jouent à cracher les pépins le plus loin,...).
EVA. - Si le pommier avait su... tous ces fruits tombés pour rien ! Toutes ces graines... pour rien, pour rien !
INNOCENT. - Le pommier aurait dû te rencontrer, Eva.
Tu l'aurais entouré de tes longs bras de femme-serpent...
Tu aurais gardé tous ses pépins dans ton ventre... dans ton ventre, pour quelque chose, là, bien au chaud...
EVA. - J'aime ça...
LA MERE. - Les serpents ?
LE PAPA. - Les pommes ?
KOLT. - Votre ventre ?
INNOCENT. - Les arbres... dans tes bras...
EVA. - ... les arbres... dans mes bras...
INNOCENT. - Que n'aimes-tu pas, Eva ?
EVA. - Je n'aime pas les bras qui ne se referment sur rien, les bras trop courts, les mains trop étroites, les mains serrées dans les poches...
Je n'aime pas les épaules tombantes, les corps absents... les branches mortes...
INNOCENT. - (lui montre ses mains)
EVA. - Comme elles ont souffert ! Toutes ces lignes de travers...
INNOCENT. - Et pourtant, elles s'ouvrent encore...
EVA. - Oui, elles s'ouvrent...
INNOCENT. - Elles souffriront encore.
EVA. - Elles s'ouvrent...
INNOCENT. - (il prend celles d'Eva, fait mine de les manger) Ça sent la pomme !
EVA. - (elle pose les mains d'Innocent sur elle comme si elle essayait des vêtements) Elles... elles me vont !
INNOCENT. - (regardant toujours les mains d'Eva) Elles sont rondes, creuses comme le berceau des petits enfants.
Elles sont fortes.
Elles ne plient pas.
EVA. - Elles connaissent les chemins tordus...
Ne les laisse plus te prendre les mains.
INNOCENT. - « A Innocent les mains pleines » !
EVA. - Ne les laisse plus te mettre n'importe quoi dans tes si belles mains...
INNOCENT. - Oh ! Tu sais... Elles ne font pas la différence, mes mains...
Un bâton, un balai, un manche de pioche, une crosse de...
EVA. - Ne les laisse pas te gâcher les mains ! Elles valent mieux que ça.
INNOCENT. - (montre les lignes de ses mains) Ce lignes-là ne partiront pas...
EVA. - N'en ajoute plus d'autres comme celles-là... Ou alors... donne-les moi !
(Ils se serrent les mains)
-12-
La scène de la mère molle
KOLT. – Mon père a travaillé dur, avec ses mains, toute sa vie...
EVA. – Toute sa vie ?
KOLT. – ... pour que je n'aie pas à suer comme lui...
INNOCENT. - Ah ?
KOLT. - ...pour que j'aie un beau métier.
EVA. – Ah ?
KOLT. – Un beau métier ! Un métier qui ne me salirait pas les mains.
INNOCENT. – Pourquoi ne pas vous salir les mains ?
KOLT. – Pour être... respecté.
LE PAPA. - Ah ! Ça ! Ça, c'est important, le respect !
(Eva et Innocent rient)
KOLT. – Laissez-moi tranquille avec vos questions idiotes !
INNOCENT. - Ça ne fait pas plaisir, hein ?
EVA. – Pourquoi lui en donnerait-on, du plaisir ? Il ne ferait pas grand chose avec ça !
INNOCENT. – (à la fenêtre) Regardez ! Voilà ce qu'ils en font, eux, du plaisir !
LA MERE. – (qui regarde aussi) Aaaaah !
Je ne me sens pas bien... laissez-moi m'asseoir... Non... laissez-moi me coucher...
Aaaahhhhh !!!
Ça ne passe pas !
Ça reste !
Là !
Aaaaaahhhhh !
(Les autres la regardent sans intervenir, regardent en direction de la fenêtre mais ne vont pas voir ce qui se passe dehors.)
KOLT. – Tu aurais besoin de prendre l'air, maman.
LE PERE. - Vous êtes...
LA MERE. – Tu es monstrueux, Bernard !
LE PAPA. – Vous êtes monstrueux !
KOLT. – Ce n'est que ma mère, mon ombre...
EVA. - Mais que s'est-il passé ?
INNOCENT. – Hier... C'est hier.
LA MERE. - Oooohhhh ! Il fait si chaud.... Je me sens si molle...
(à Bernard) J'étais consacrée, pour toi.
J'étais une ostie dans le palais d'un petit ogre, un petit ogre qui salivait si fort.
Tu étais sacré, pour moi.
Je redeviens océan...
Mes idées sont vagues...
Bernard... Va chercher des seaux, des bassines, des arrosoirs, des vases, ...
Bernard, recueille ce qui reste de ta maman.
Bernard, ta maman est en bouillie.
Je fonds. Je coule.
Bernard ! Ramasse-moi avant qu'il ne soit trop tard !
Avale-moi avant que tout ce reste, qui n'est pas nous, ne se mélange à moi.
KOLT. - Ça va passer, ça va passer...
LE PAPA (va toucher la mère). - Regardez... Touchez son bras... Palpez ses
cuisses... Tâtez... Tâtez... Je n'ai jamais senti quelque chose d'aussi flasque... je m'enfonce dedans ... On dirait... On dirait de la gélatine...
LA MERE. - Je ne peux pas résister...
Je dois te laisser...
Je me répands partout...
Je passe entre les planches...
Je glisse sur les vers de terre...
INNOCENT. - C'est bien vrai qu'elle... Ça coule de partout !
LA MERE. - Je ne veux pas descendre plus bas...
Je m'enroule autour des racines des arbres, je remonte, je m'accroche à la sève pour monter plus haut...
LE PAPA. - Regardez... une rigole... Elle... elle... ruisselle... elle...
KOLT. - (pas sûr de lui) Si tu continues, ça va faire des taches sur le carrelage...
LA MERE. - Je veux aller au ciel, Bernard ! Je ne veux pas me dissoudre !
EVA. - ( à Kolt) Regardez-là ! Mais regardez là ! Arrêtez, pour une fois, d'avoir le dos tourné !
LA MERE. - Bernard ! Ne me laisse pas fondre...
KOLT. - (très hésitant) Maman... Voyons... ne fonds pas ! Ne fonds pas tout à fait !
Ne nous fais pas ça !
Laisse-moi... laisse-moi quelque chose... quelque chose de toi...
LA MERE. - « Maman... » Tu as dit « maman »... « maman »... « maman »...
LE PAPA. - « Maman », qu'est-ce qui vous prend de devenir aussi molle ?
LA MERE. - Vous aussi... ? Vous aussi... vous aussi vous dites « maman »...
INNOCENT. - « Maman !» Reste solide, récupère tes os, ne te laisse pas fondre !
LA MERE. - « Maman... », « maman »...
EVA. - « Maman », je sais ce que ça veut dire. Toutes les mères fondent un jour où l'autre. Elle, aujourd'hui. Une autre, demain. Moi...
KOLT. - Vous... Vous pensez que c'est normal ?
EVA. - Dans ce cas-ci, oui.
LE PAPA. - Qu'est-ce qu'il a « son cas » ?
EVA. - Vous ne trouvez pas qu'il fait trop chaud, vous ?
LE PAPA. - Ben oui ! Il fait trop chaud. Bon : il fait trop chaud, il fait trop chaud ! Qu'est-ce qu'on peut y faire, c'est comme ça !
INNOCENT. - Il fait beaucoup trop chaud, c'est certain.
LA MERE. - Et je fonds....
TOUS. - Maman ! Attendez ! Maman ! Restez !
EVA. - Et, regardez dehors. Regardez !
TOUS. - Ça brûle... ça brûle bien.
LA MERE. - Je meurs de chaud. Donnez-moi de l'eau...
Donnez-moi de l'eau !
TOUS. - NON !
LA MERE. - De l'eau !
KOLT. - A votre avis, il faudra combien de seaux ?
LA MERE. - De l'eau !
TOUS. - NON !
LE PAPA. - Vu ses... sa corpulence, je dirais quatre ou cinq...
INNOCENT. - Moi, je dirais... trois : l'évaporation.
LA MERE. - (de plus en plus faiblement) De l'eau...
KOLT. - Regardons dans l'armoire.
LA MERE. - De l'eau...
LE PAPA. - Ça, ça pourrait aller ? (Il montre les étalons avec lesquels on mesure les liquides)
LA MERE. - De l'eau...
INNOCENT. - C'est pas assez. Ça aussi (il prend une casserole).
KOLT. - Moi, je prends ça, on n'est jamais assez prudent (il prend la poubelle).
(Ils commencent à récolter la maman liquide).
EVA. - Vous en faites pas, elle va revenir à elle.
KOLT. - Comment ça ?
EVA. - Quand vous aurez tout ramassé, elle redeviendra plus solide.
KOLT. - Et si... si il ... si on... on oublie une petite goutte... ?
EVA. - N'essayez pas !
(Quand ils ont tout ramassé, la maman semble avoir disparu, restent les récipients dans lesquels ils vont regarder de temps en temps avec un air dubitatif.)
LE PAPA. - (face aux innombrables récipients) Nous sommes peu de choses quand même...
KOLT. - « Tout coule et rien ne reste ».
LE PAPA. - « La vie est un long fleuve tranquille ».
EVA. - « Tu es goutte d'eau et tu retourneras goutte d'eau ».
INNOCENT. - « C'est quand le puits est sec que l'eau devient richesse ».
EVA. - « Le mot « assez » n'existe pas pour l'eau, le feu et les femmes ».
LE PAPA. - « Si ton ennemi est dans l'eau jusqu'à la ceinture, tends-lui la main ; si l'eau lui monte aux épaules, appuie sur sa tête ».
EVA. - « Ca n'est pas parceque le poisson vit dans l'eau qu'il n'a plus soif. »
INNOCENT – « Un enfant sans mère, c'est comme un poisson dans une eau peu profonde ».
LE PAPA. - « Ne dites pas fontaine, je... »
KOLT. - « Tant va la cruche à l'eau qu'elle se brise ! »(il entrechoque deux des étalons).
LE PAPA. - Faites attention ! Vous allez la perdre !
INNOCENT. - Faudrait la couvrir : qu'elle ne s'évapore pas trop vite.
(ils couvrent les récipients avec ce qu'ils peuvent)
LE PAPA. - A votre avis, c'est plat ou c'est gazeux ? Salé... sucré ?
EVA. - Ecoutez !
(ils mettent leurs oreilles sur les récipients)
LE PAPA. - Elle gargouille !
INNOCENT. - Un volcan, blub, blub, blub !
KOLT. - Maman !
LE PAPA. - Ça gargouille plus fort !
KOLT. - Maman ! Maman !
INNOCENT. - Blub, bloub, bloupp, blouuuuppp !
KOLT. - Elle nous parle ?
EVA. - Elle n'est pas contente. Elle a encore trop chaud.
LE PAPA. - Vous comprenez le langage liquide, vous ?
KOLT. - Mon père n'a jamais fondu comme ça...
(à Eva) Vous qui savez tout des choses liquides, qu'est-ce qu'on doit faire avec «ça », maintenant (montrant les récipients) ?
LE PAPA. - La mettre au congélateur, peut-être ?
EVA. - Ecartez-vous ! Ecartez-vous, je vous dis !
(ils reculent)
EVA. - Encore ! Encore ! Vos corps sont trop chauds !
LE PAPA. - Ne me dites pas qu'on va la faire bouillir quand même !?
INNOCENT. - Ça va... ? Ça va comme ça ?
(elle fait signe que oui)
KOLT. - (il est resté près des récipients) Bon ! Maintenant, assez joué ! Maman, tu reviens tout de suite ! Sors de là !
LA MERE. - (elle sort d'un banc ou d'une armoire) Tu n'as jamais su participer, Bernard. Il faut toujours que tu casses le jeu !
EVA. - Vous étiez très bien, « maman » !
LE PAPA. - Félicitations ! Je m'y serais laissé prendre, « maman ».
INNOCENT. - Faudra nous montrer le truc, « maman » !
LA MERE. - Ah ! Secret de femme ! N'est-ce pas Eva ?
EVA. - Secret de femme, « maman ».
LA MERE. - Vous ne trouvez pas qu'il fait trop chaud ici ?
TOUS : Ah oui, « maman » ! Il fait trop chaud !
La chanson mathématique
Additions, soustractions,
on retire le plus du moins
et il ne reste plus rien.
Multiplications, divisions,
on arrête, on est assez loin.
Il ne reste plus rien.
Echec et math ! Echec et math !
-13-
La scène des chiffres et des larmes
LE PAPA - Allez... Patience... Tuons le temps...
LA MERE. - (elle avale une pilule) Savoir vivre le moment présent, c'est ça le secret.
(elle propose une pilule) Vous en voulez ? Ça passe tout seul... (seul le papa en prend)
KOLT. - Ah, voilà ! Vous ! Citez-moi tous les multiples de... 6 jusqu'à 60...
LE PAPA. - Euh... 6,12,18, 24, 30, 36, 42, 48, 54, 60 !
KOLT. - Très bien ! Et maintenant : 160-28 ?
LA MERE. - 132 !
LE PAPA. - 132 + 940 ?
KOLT. - 1172 !
EVA. - 1172 – 547 ?
LA MERE. – 625 !
625 + 956899 ?
LE PAPA. – 957524 !
KOLT. - C'est de la triche ! Je vous ai vu ! Vous avez pris ma calculette !
LE PAPA. - Ben quoi ? Ça va plus vite !
LA MERE. – (à Innocent) Et vous, vous ne dites rien ?
INNOCENT. – Je place mes silences.
LE PAPA. - Ça rapporte, ça, les silences ?
EVA. – (à la fenêtre) C'est à vous, cette... cette voiture ?
LE PAPA. – (va voir) Ma... ma... ma... 4/4 !
INNOCENT. – Ah ah facile : 44 !
LE PAPA. – Si... si... C'est... C'est ma... C'est la fin du monde ! Ils s'attaquent même aux voitures maintenant... Ah ! Ça me fait mal au coeur !
Il était si content, le petit, quand j'ai acheté cette... ce...
KOLT. - Ce tas de tôles fumantes !
LA MERE. - Elle était... noire ?
KOLT. - Pour ça, elle est noire !
LE PAPA. - « Noir java » !
Une belle bête !
Avec correcteur d'assiette, lampe au xénon, volant cuir sport multifonctions ABS, accoudoir central, jantes à rayons doubles, GPS, sac à ski, climatisation automatique, sièges électriques et chauffants, régulateur, climatisation automatique, toit ouvrant,...
Ah ! Ça fait mal !
Nous étions les rois là-dedans !
Viens fiston, accroche-toi, ça va secouer !
Barre-toi de mon désert, conard ! T'as pas vu qu'on est en mission pour le Cheikh el
Chèquier !
Presse-toi mémé, tu retardes le Colignon trophy !
« Plus vite, plus vite, papa va plus vite » !
(il pleure)
KOLT. - Pleurer pour un tas de ferraille !
LA MERE. – Non, mais... Quand même... Quand même !
Abîmer une si belle voiture !
(les autres la regardent) Quoi ?
(elle lui donne une autre pilule)
EVA. - (à Kolt) La dernière fois que vous avez pleuré, vous, c'était quand ?
INNOCENT. - (ailleurs) Je n'ai plus pleuré depuis la forêt.
EVA. - (à Kolt ) La dernière fois que vous avez pleuré, vous, c'était quand ?
LA MERE. - Moi, c'est bien simple, je pleure tous les jours. Il paraît que c'est très bon pour les yeux.
EVA. - (à Kolt) La dernière fois que vous avez pleuré, c'était
quand ?
LE PAPA. - Dites-le donc, Monsieur le maître ! Dites-le ! C'est encore bien frais,
non, dans votre... dans notre mémoire !
KOLT. - Laissez-moi !
EVA. - C'était quand ? Répondez, Monsieur Bernard Kolt...
LE PAPA. - ... Monsieur l'instituteur de l'école fon-da-men-ta-le...
KOLT.- (il regarde une bouteille et s'apprête à la vider dans l'évier) Laissez-moi tranquille, laissez-moi seul, seul. .. Je veux être seul !
LA MERE. - Tu sais bien que c'est impossible. Nous serons toujours à tes côtés,
Bernard.
KOLT. - Allez-vous en !
INNOCENT. - Nous sommes là, Mr Kolt. C'est comme ça. Nous n'y pouvons rien.
EVA. - Dis-le nous, maintenant... Dis-le...
KOLT. - Disparaissez ! Fichez le camp !
LE PAPA. - Eh, moi, je tiens bien à y rester (il fait face à Kolt pour qu'il n'aille pas
vider la bouteille)... à tes côtés, Monsieur le maître.
(ils s'approchent tous, l'entourent, on ne le voit plus)
EVA. - Il n'y a pas de honte à ça, tu sais...
LA MERE. - Un homme qui pleure ne fera jamais siffler la Sainte Vierge, Bernard !
INNOCENT. - Tu as lâché les rênes, Monsieur le maître !
LA MERE. - Tu n'as pas bien travaillé à l'école, mon petit Bernard ?
LE PAPA. - Le maître n'a plus maîtrisé...
INNOCENT. - L'enfant a insulté.
EVA. - Le maître a failli !
LE PAPA. - GROS CON ! GROS CON !
(ils s'écartent et Kolt réapparaît, la bouteille à la main, buvant. Il pleure)
EVA. - Le maître a...
KOLT. - ... le maître a pleuré Le maître a failli Le maître a lâché Le maître n'est plus le maître.
Le maître s'appelle Bernard.
Le maître est petit.
Le maître ne sait plus rien.
Le maître ne comprend plus rien.
Le maître n'a plus d'avenir.
Les enfants ont trop chaud.
Le maître se sent chaque jour plus froid...
LA MERE. – Vous avez entendu...
LE PAPA. – C'est étrange...
INNOCENT. – J'aurais cru que...
EVE. – Oui... que...
LA MERE. – Bernard... Bernard... ?
Ah ! Si je pouvais au moins aller prendre l'air !
INNOCENT. – Ils sont trop chauds dehors !
LA MERE. – Oui, tout ça, c'est chaud, c'est trop chaud !
EVA . – (à Kolt) Et vous, vous êtes si froid, c'est ça ?
KOLT. - Sentez ! (il fait sentir son bras au papa)
LE PAPA. - C'est vrai, ça, qu'il est froid !
LA MERE. - (le tâte aussi) Mais tu vas attraper la mort, Bernard !
( à partir de cet instant, Kolt devient moins agressif)
INNOCENT . – (lui prend les mains) Ils ne seront pas meilleurs que nous.
-14-
La scène d'Innocent soldat
KOLT. - C'était comme ça aussi chez vous ?
INNOCENT. – Chez moi ?
KOLT. - Avant ?
INNOCENT. - Chez moi, avant...
KOLT. - Oui, avant !
INNOCENT. - Avant... j'étais un enfant, un enfant comme eux, comme eux avant... Un enfant joyeux... Après, il y a eu la forêt...
La forêt, là-bas, elle mange les enfants et ce qu'elle recrache ne ressemble à plus rien d'humain...
(dans un état second) ... Il fallait bien qu'on sorte de la forêt... Cinq ans à se cacher, on ne savait plus très bien de quoi ? Il y avait plus de chiffres dans le nombre de nos meurtres que dans celui de notre âge.
Quand je suis sorti, j'étais toujours aussi petit, je n'avais pas grandi et je n'étais plus un enfant.
Je n'ai pas eu le temps de quitter le ventre de ma mère qu'on m'a arraché à ses seins lourds qui me servaient encore d'oreiller.
- "Tire", "tire" ! "Si tu tires pas, on vous tue tous les deux !" J'avais si souvent fait ça :
- "Pan ! Pan ! T'es morte, maman !"
Et elle riait, maman. Elle faisait :
- "Ah, oh, ouille ouille ouille !"
Rien n'était pareil ce jour-là... Pas de "pan", pas de "ouille", un bruit qui court toujours dans ma tête et son silence, son grand silence...
Connaissez-vous le silence d'une mère... ?
Ca vous donne la rage, ça vous lâche les nerfs, ça vous gonfle les artères, ça vous forme des os comme des massues, ça cogne, ça assomme, ça enfile, ça transperce, ça déchire, ça défonce, ça tue, ça viole, ça tue, ça tue !
Une mère, c'est un paratonnerre.
Une mère morte, c'est la foudre dans le corps.
Ma première morte, ma mère.
Je me faufilais partout, j'étais petit, agile.
Ils m'ont donné une arme à ma taille, si légère.
Mon innocence est devenue ma cruauté.
Ma drogue, c'était le sang de ma mère.
Ils m'en ont mis partout, sur tout le corps.
Il a séché vite.
Ma peau se craquelait de partout.
Un animal fou en est sorti.
Il fallait bien, qu'un jour, on sorte de la forêt...
J'avais perdu mon talisman, je n'étais plus invincible.
KOLT. – Votre talisman ?
INNOCENT. – Le sang de ma mère...
Il ne coulait plus dans mes veines...
Il est sorti du corps des autres, de tous ceux que j'ai...
Je n'avais plus de veines...
On aurait pu me tirer dessus, je n'aurai pas saigné.
J'étais vidé, déjà, de mon sang.
LE PAPA. – Et après ?
EVE. – Oui, et après?
KOLT. – Alors?
LA MERE. – Encore...
INNOCENT. – Après ?
KOLT. - Après ?
EVA. - Oui...
INNOCENT. - Le désordre dans l'ordre, les choses dans les choses, l'ordre et les choses à leur place, les petites choses de la vie et l'ordre des morts, chacun à sa place, chacun dans sa case.
Et moi, ici !
TOUS. – Ah !
KOLT. – Et maintenant ?
LE PAPA. – Vous voilà, ici...
KOLT. - Nous voilà tous ici !
LA MERE. – Oui... il me semble avoir vu quelque chose là-dessus à la télé... C'était d'ailleurs fort bien fait, vraiment intéressant.
Quelle horreur !
Il y a tant de belles choses sur la terre et il faut toujours qu'on nous montre ce qui ne va pas.
Vous ne trouvez pas ?
-15-
La scène de la résignation
EVA. - Et, vous, vous ne trouvez pas ça insensé, vous, ces enfants qui acceptent de se lever, ces enfants qui sont d'accord de s'habiller dans le froid et la nuit de l'hiver, ces enfants qui sont capables d'avaler vite fait, sans aucun appétit, un petit déjeuner écoeurant, dans une cuisine éclairée au néon, avec la voix terne d'un journaliste qui compte les morts de la veille.
Vous trouvez ça normal, vous, des enfants qui consentent à se faire trimbaler le matin dans une voiture qui pue la clope refroidie, des enfants qui veulent bien rejoindre une cour de pierre grise et granuleuse où hurlent d'autres gosses en furie, alors qu'il pleut des cordes, qu'ils ont encore sommeil, qu'ils rêvent encore aux câlins de leurs doudous abandonnés dans une chambre vide, et qu'ils vont s'asseoir toute la journée sur une chaise en tubes, avec ces dizaines d'autres chaises en tubes qui raclent le carrelage, des tubes qui tombent et qui résonnent toute la journée dans leurs oreilles, et...
KOLT. -... et qui daignent écouter un maître fatigué, un maître qui s'est levé, lui aussi, à contrecoeur, qui s'est habillé, lui aussi, dans le froid et le noir pour ne réveiller personne, qui a renversé sa tasse de café sur son pantalon, qui s'est changé en vitesse sans faire de bruit pour ne réveiller personne, qui a reçu la claque de froid en ouvrant la porte, doucement, pour ne réveiller personne...
EVA. - ... un homme qui a bien senti que sa peau n'est pas encore prête à ça, sa peau qui continue à désirer le fond chaud de son lit, à côté de l'autre, là, qui reste encore un tout petit peu avant de...
KOLT. - ... un homme qui ne s'est pas encore réveillé en maître...
LE PAPA. - ... un homme qui ne s'est pas rasé ce matin-là... un homme qui est de mauvais poil, qui a « ses têtes », qui pense aux vacances qui finiront bien par arriver...
KOLT. - Un maître qui continue de dormir ... Un homme qui se reprend devant ces...
INNOCENT. - ... ces enfants qui n'attendent qu'une chose : que ça cesse, que ça sonne, la cloche, et qu'ils sortent, le coeur en avant...
LE PAPA. - ... qu'ils aillent dehors en poussant leurs cris de primates, « ouahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh ! », des enfant qui se balancent sur la grille, près de la sortie...
INNOCENT. - ... si la grille pouvait flancher, s'ils pouvaient rentrer maintenant, s'ils pouvaient être malades, appeler maman, qu'elle quitte son travail...
Mais maman est bien obligée de les laisser-là pour que tout le monde ait droit à une vie «décente »...
EVA. - Une vie que nous laissons ramper, une vie sur laquelle nous marchons, une vie que nous laisserons de côté jusqu'aux prochaines vacances, des vacances qui viendront bientôt, quand nous pourrons amener très loin toute la petite famille sur les routes qu'ils ont agrandies pour ça...
LE PAPA. - ... les « autoroutes du soleil », celles qui mènent là où il fait toujours beau, mais pas cette année, il pleut pendant quinze jours et c'est justement les seuls quinze jours de vacances qu'on a et qui fondent, qui s'égouttent dans les bottes qui font « plitch plotch » dans la boue du camping.
Mais qu'est-ce qu'on va faire avec les enfants qui sont déchaînés ? C'est réservé, nous n'allons tout de même pas rentrer !
EVA. - Rêver de la rentrée, quand tout retrouvera son ordre, quand les journées seront sans enfants, avec juste la tête du patron et des collègues, la tête de celle qu'on peut pas encadrer mais qu'il faudra bien encore se farcir vingt ans si tout se passe bien, si tout se passe... bien !
LE PAPA. - Ecraser ! Etre dans les embouteillages d'ascenseurs pour écraser ses mégots dehors, faire durer la pause café mais pas trop parce que le collègue va encore râler...
KOLT. - N'attendre que ça : la sortie, que le temps passe, fermer la parenthèse.
INNOCENT. - Mais les enfants continuent de dire « au revoir, maman », le matin...
Ils continuent de marcher jusqu'à l'école sans se retourner, sans quitter la route principale, sans penser même qu'ils pourraient, peut-être, essayer, une fois, juste une fois, de tourner à droite, vers le village d'à côté, ou de tourner à gauche, vers le champ de tournesol, ils pourraient tenter de retrouver le chemin du soleil, de descendre, descendre plus loin...
LE PAPA. - ... descendre vers le camping où il fait chaud maintenant, ça c'est sûr, et le tobbogan n'est plus mouillé...
EVA. - Il ne faudrait aller à l'école que les jours de pluie, garder les beaux jours pour nous, partir quand ça nous chante...
LA MERE. - ... et on chanterait plus souvent...
LE PAPA. - ... tant pis pour le maître...
INNOCENT. - Et les écoles vides tomberaient d'elles-mêmes, comme des grosses verrues sèches et noires...
EVA. - ... comme si elles n'avaient jamais été là...
KOLT. - ... tant pis pour le maître...
Les autres : ... tant pis pour le maître...
La chanson sans retour
Nous reste-t'il un jour ?
Nous reste t'il une heure ?
Que reste t'il de nos amours ?
Que reste t'il de nos chansons,
chansons de ma jeunesse ?
« Qui reste quek' chose, qui reste rien,
c'est kif kif bourricot !
Plus la peine d'aller au boulot !
On a fini d'faire dodo ! »
On va passer un sacré quart d'heure
c'est notre heure, c'est notre tour.
Que restera t'il dans la cour ?
Que feront-ils de nos chansons,
vieilles chansons, vieille jeunesse ?
Les cauchemars, sortis de l'armoire
Nous pouvons garder nos histoires
c'est plus la peine de parler d'amour
on va tous s'en aller sans retour.
On va tous s'en aller sans retour.
-16-
La scène du départ de Kolt
LA MERE. – Nous reste-t-il un jour?
LE PAPA. – Et quand ils n'auront plus rien à brûler?
KOLT. – Nous ne serons plus là pour le voir.
LA MERE. – Qu'est-ce que... tu...
INNOCENT. – Des enfants qui veulent vider la mer, il y en a toujours eu. Seraient-ils
tous réunis, la mer s'en moquera toujours.
LA MERE. – (au papa) Pour ça, on peut dire que vous les avez bien "réveillés" !
KOLT. – Ta gueule, maman !
LA MERE. – Bernard !
KOLT. – Je vais me rendre. Quand ils auront eu ce qu'ils veulent, ils vous laisseront tranquilles.
LA MERE. – Bernard !
KOLT. – J'y vais !
(il se retourne) Vous y croyez, vous ?
TOUS ENSEMBLE. - Nous ? A quoi ?
KOLT. – A... Non... rien... ça va passer...
LA MERE. – Bernard ! (il sort)
Pauvre petite chose...
INNOCENT. – Il avait les yeux de quelqu'un qui veut rester.
LA MERE. – Oui... Oui... C'est ça... Bernard est un enfant qui reste... Il n'a jamais
voulu partir...
Son père le prenait par la main, il entrouvrait doucement la porte et il lui montrait le chemin tout devant. Il... Il déroulait le vaste horizon pour lui... Il voulait l'ouvrir, lui donner le monde, lui montrer sa place, l'aider à mettre ses pas dans ceux des autres...
Le petit avançait un peu, humait l'air, inquiet, puis se retournait en nous disant :
"je ne peux pas..." "je ne veux pas sortir..."
On aurait dit que le monde entier l'avait roué de coups.
On aurait dit un chat quand il voit la pluie la première fois.
On aurait dit un élastique qui ne veut pas s'allonger.
On aurait dit... qu'il n'était pas d'ici... qu'il voulait rester là (montre son ventre) et même
encore plus... plus... loin...
Bernard était bien jeune encore quand son père est mort.
Il n'a pas eu le temps... non... pas assez...
INNOCENT. - Et lui, si froid, il ne veut pas nous quitter non plus ?
EVA. - Nous, qui sommes si chauds... (elle s'approche d'Innocent)
LE PAPA. - Les chauds avec les chauds, les froids avec les froids...
LA MERE. - Nous lui avions ouvert toutes les portes, son père et moi. Il n'en a pris aucune.
LE PAPA. - Il est revenu...
LA MERE. - A chaque fois... Il revenait.
La chanson ludique
Donn' nous ta petite vie
qu'on en fass' d'la charpie.
Avec nous, c'est Game Over !
Par jeu, pour rien, tu meurs !
Assouvir nos envies,
te fair' sentir l'odeur
de ta peur et d'sa fadeur,
v'la tout notre bonheur.
Clique tant que tu peux,
La mort connaît le jeu.
Des envies d'vivr' ta vie,
On en a pas ! On en a pas !
Pour toi, pas de Golgotha,
tu ressusciteras pas.
Et le vent qui soufflera
te f'ra danser la java.
Les vers bouf'ront pas tes trip's
T'es parti dans l 'mauvais sens
gare aux bidons d'essence
Tuuuuuuuuu vaaaaaaaaaaa faire unnnnnnnnn longgggggggg « flip » !
-17-
La scène d'Innocent et d'Eva
EVA. - (elle s'est enroulée autour du corps d'innocent) Ta chaleur a la même couleur
que la mienne.
INNOCENT. – Tu es douce, moelleuse, confortable. Je m'enfonce, je m'enfonce...
Ta peau est un champ fertile.
Tu es ma terre, prolifique.
EVA. – Laisse-toi aller...
INNOCENT. – Oh... Oui... Je... me... laisse... aller... Je vais... partir... Tu es... profonde...
EVA. – Ce sont tes doigts d'homme.
INNOCENT. – Tu me mets au monde...
EVA. – Ce sont tes yeux d'homme.
INNOCENT. – Tu es ronde...
EVA. – C'est ton sexe d'homme.
INNOCENT. – Tu lâches la bonde.
EVA. – Ce sont tes mots d'homme.
INNOCENT. – Mes mots, ma chair.
Parle encore, femme !
EVA. – Embrasse-moi sur les yeux.
INNOCENT. – Il y a de la peau de lézard sous tes yeux, des coquillages dans tes oreilles, de la crinière dans tes cheveux, du duvet de souris sur tes joues.
J'aime ton sourire.
EVA. – Mets tes yeux dans les miens...
Je vois que ta nature est douce.
INNOCENT. –Tu la connais.
EVA. – Elle est douce et caressante.
INNOCENT. - Comment pourrait-on se sentir plus nu que moi ?
EVA. – Je vais t'habiller... Viens... Entre...
INNOCENT. – Ouvre, Eva, ouvre... Ouvre tes lèvres... (ils s'embrassent)
EVA. - (elle le regarde intensément) Qui pourrait se sentir plus pleine que moi ?
INNOCENT. - Ouvre toi, ouvre... Ah....
(Eva pousse un cri de douleur en se touchant les reins.)
EVA. – Ouille ouille ouille ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouuuuuuhhhhhhh !
LE PAPA. – Aïe ! Aïe ! Aïe !
LA MERE. – Ouille ! Ouille ! Ouille !
INNOCENT. – Ouhhhhhhhhhh!
EVA. – Fallait bien que ça sorte !
LA MERE. – Ma pauvre fille !
EVA. – Vous en faites pas, j'ai l'habitude...
LE PAPA. – (bêtement) Le chemin est déjà fléché !
(On entend la respiration, les poussées, les cris d'Eva qui accouche, les
encouragements des autres : « poussez », « allez-y », « c'est bien, c'est bien, ça
vient », etc...)
EVA. – Je le sens. Il est là... Aidez-moi à le tenir... Voilà...
INNOCENT. – Et d'un !
LA MERE. – Vous ne trouvez pas qu'il ressemble à Bernard ?
INNOCENT. - Pas possible ! Il était trop pressé de sortir celui-là !
EVA. – Vous êtes prêts pour le deuxième ?
LE PAPA. – Prêt !
INNOCENT. – Prêt !
LA MERE. – Prête !
(idem : respiration, encouragements,...)
EVA. – Il arrive, il arrive, il arrive, il arrive, il arrive !
LE PAPA. – Et de deux !
LA MERE. – Et celui-là, vous ne trouvez pas qu'il ressemble à Bernard ?
LE PAPA. - C'est une petite fifille bien trop chaude pour ça !
EVA. – Euh... Oh.... Oh....
INNOCENT. – Prêt !
LE PAPA. – Prêt !
LA MERE. – Prête !
(idem)
EVA. – Il... Il... Il... est là !
TOUS. – Et de trois !
EVA. - Et de trois !
LA MERE. - Celui-là...
INNOCENT. – ...il... il me ressemble !
LE PAPA. – Faudra pas trop les réveiller, hein, tous ceux-là !
EVA. – Je... Je... Je... ne sais pas ce qui se passe... Mais... je sens que ça n'est pas fini...
LA MERE. – Pas fini ?
LE PAPA. – Regardez ! Il y a encore une petite tête qui sort !
INNOCENT. – Quatre ! Quatre !
EVA. – Ah... ah... Pas fini, pas fini...
INNOCENT. – Pas fini ?
EVA. – sssssss.....
TOUS. – Cinq !
(on entend... "six, sept, huit, neuf, dix, onze,..." à l'infini !)
La petite ronde
A la tresse, jolie tresse,
Les enfants qui naissent
Mon papa est cordonnier
Il va bientôt cramer
Ma maman fait des souliers
Elle va bientôt clamser
Ma p'tite soeur est demoiselle
Elle tapine pour l'oseille
Mon p't'it frère est polisson
Il te coup' comm' le saucisson.
-18-
La scène qui n'en finit pas
( Kolt entre, une bouteille à la main, il est tout noir. Il éclate d'un rire épouvantable).
KOLT. – Combien ? Combien ? Combien ?
LE PAPA. - C'est pas encore fini !
EVA. - La fin, toujours la fin, vous ne pensez qu'à ça, à la fin !
KOLT. - Tout me revient.
LA MERE. - Depuis le début ?
INNOCENT. - Depuis la nuit des temps ?
LE PAPA. - Qui sait quand ça finira cette affaire-là ?
KOLT. - Je sais pourquoi je suis froid !
TOUS. - Ah oui ?
KOLT. - Et, vous, vous ne me disiez rien !
INNOCENT. - Pour nous, les chauds, ça n'est pas facile de nous faire entendre par les froids.
LE PAPA. - Les chauds avec les chauds, les froids avec les froids ! Chacun chez soi ! Ça a toujours été comme ça.
INNOCENT. - Depuis l'aube des temps...
LA MERE. - Une maman, une maman... chaude... ne trouve pas facilement les mots pour son fils quand il... quand il est froid... Une maman ne veut pas connaître les mots qui laissent partir...
LE PAPA. - Nous avons tenu comme nous avons pu jusqu'ici. Maintenenant, il faudrait peut-être penser à sortir pour de bon.
EVA. - (en poussant encore pour en faire sortir un autre) On n'a pas que ça à faire....
INNOCENT. - Chaud, chaud, chaud... en voici un nouveau (il porte le nouveau né à bout de bras) !
LA MERE. - Celui-là ne ressemble à personne !
KOLT. - (à chacun tour à tour) J'aurais aimé que... ça m'aurait plu de... Si je pouvais... Revenir encore...
Bon, alors, c'est fini ?
TOUS. - Ça dépend pour qui !
KOLT. - Je... Je n'ai plus rien à dire... Je... Je m'en vais...
INNOCENT. - Vous oubliez quelque chose ! (il lui tend une corde)
Faut pas laisser ça ici. Allez...
LA MERE. - Ils ont tout nettoyé Bernard. Vas-y, maintenant. Vas-y. Tu peux partir.
LE PAPA. - Allez... C'est le dernier pas qui coûte !
KOLT. - Vous m'oubliez déjà...
TOUS. - Oui...
KOLT. - Je ne suis plus là...
TOUS. - Non...
KOLT. - Je n'ai jamais été là...
TOUS. - Non...
KOLT. - Et vous... non plus...
TOUS. - Pareil !
KOLT. - Alors... Ce sera plus facile... peut-être...
( Kolt s'efface, quand il n'est plus là, les autres vont ouvrir les portes, les fenêtres, respirent l'air frais qui rentre dans la pièce).
La chanson qui ne sert à rien
A quoi ça sert de t'enfuir ?
Ça sert à rien, ça sert à rien.
A quoi ça sert de rester ?
Ça sert à rien, ça sert à rien.
A quoi ça sert de bouger ?
Ça sert à rien, ça sert à rien.
A quoi ça sert de parler ?
Ça sert à rien, ça sert à rien.
A quoi ça sert de mourir ?
A la bonne heure, il fallait le dire !
Le bras qui se lève sur toi,
c'est celui de ta chair à toi.
L'histoire qui n'avance pas,
C'est celle que tu ne conduis pas.
FIN -